Jessica Stockholder, Hollow places court in ash-tree wood
L’artiste américaine Jessica Stockholder réalise depuis les années quatre-vingt des sculptures et installations formalistes, monumentales ou de petite taille, issues de matériaux de récupération, « immédiatement disponibles et le moins cher possible »[1] (meubles, objets en plastique, électroménager, etc.), qu’elle assemble, superpose, recouvre de peinture ou de tissus, faisant du réel une vaste abstraction. Non sans rappeler les Combines de Rauschenberg, le chaos organisé de matières, formes et couleurs de Stockholder s’inscrit toujours dans l’espace dans lequel il est exposé. Ses œuvres, souvent décrites comme des « paintings in space », sont pensées à la fois en termes d’équilibre, de poids, de volume, propres à la sculpture et composées selon des critères de rythme, de surface, de tonalité et complémentarité des couleurs propres à la peinture. À travers l’agencement de matériaux cheap issus du quotidien, l’artiste prolonge les réflexions de Schwitters ou du mouvement Dada sur l’imbrication de l’art et de la vie, sur la notion de beauté et sur le conditionnement social, politique ou culturel de nos goûts.
À l’occasion de son exposition à la galerie de l’École d’architecture de Nantes dans le cadre d’Estuaire 2012, Jessica Stockholder affiche un changement radical dans sa pratique. Tout est parti d’un arbre mort. Abattu pour cause de maladie, le frêne en question qui trônait dans le parc du Aldrich Museum (dans le Connecticut) fut confié à la discrétion de l’artiste, qui décida de le débiter en planches et de s’en servir comme support. Pour cette inconditionnelle des matériaux synthétiques ou manufacturés et surtout conceptrice d’œuvres éphémères, c’est une évolution plus que notoire. De ces tranches, elle réalisa plusieurs pièces, dont une spécialement conçue pour le projet nantais. Brut ou transformé, suspendu ou posé à même le sol, sérigraphié, peint, recouvert de venilia ou creusé, le bois a offert à Stockholder une variété de formes et de traitements qui ont donné lieu à un ensemble dynamique et cohérent. D’autant plus cohérent dans Hollow Places Fat Hollow Places Thin qu’elle joue des rappels de couleurs et / ou de répétitions de motifs : des planches sont alignées le long des grandes baies vitrées et des murs de la galerie et déclinent des motifs sérigraphiés (issus de la culture indigène du Nord-Ouest des États-Unis qui a bercé son enfance) ou des lettres (qui restent l’énigme de ces pièces) ; le rectangle bleu ciel qui sert d’arrière-plan à l’imagerie indigène a été repris seul sur un mur ; une forme abstraite rouge, unique intervention de l’artiste sur une planche isolée, entre en résonance avec l’aspérité du bois qui la jouxte. Mais Stockholder prend toujours soin de créer des décalages entre les formes redondantes, de ménager des espaces vides entre les planches, pour donner à l’installation une sorte de musicalité, défilant à la manière d’un paysage.
Ce double aspect continuité / discontinuité anime également les deux paravents en bois dont chaque battant se distingue par un traitement et une couleur spécifique, creusé ou non, peint intégralement ou non, à l’aide de couleurs vives ou sombres, superposées ou non, jouant entre le recto et le verso, les pleins et les vides de la matière et orchestrant une joyeuse cacophonie des formes. Dissonance que l’on retrouve aussi dans l’œuvre spécialement conçue pour la galerie de l’École : suspendues au plafond par des chaînes, trois gigantesques planches entrecoupées d’un luminaire se dressent à quelques centimètres du sol et trouvent à leur pied des miroirs convexes qui, lorsque l’on s’y penche, font osciller le tout entre lévitation et enfouissement. Là encore, Stockholder confronte les matériaux et les techniques : bois / fer, ready-made / support brut, peinture / sérigraphie. Les formes sérigraphiées sont ici abstraites, orthogonales, et leurs couleurs ont été choisies en fonction de l’environnement proche de la galerie, nous dit-on. Pas forcément convaincant. Ni l’ensemble des pièces d’ailleurs. Car il faut bien le dire, la rugosité de ses compositions antérieures, le mordant de ses agencements, les vibrations de la couleur, bref ce qui faisait de l’art de Stockholder un pur travail plastique, détonnant et pétillant, fait ici un peu défaut. Exit l’exubérance habituelle, l’exposition apparaît en demi-teintes, trop lisse, sans doute trop linéaire (impression renforcée par la déclinaison en planches), même si les discontinuités de l’accrochage ou les miroirs placés de-ci de-là viennent troubler l’ordonnancement des pièces en bois. Les éléments ne semblent plus « lutter pour coexister »[2] et former le chaos éclatant qui faisait encore, il y a quelques années, les beaux jours du Musée des beaux-arts de Nantes, avec la remarquable installation vert et jaune Nit Picking Trumpets of Iced Blues Vagaries. En espérant que le support pérenne ne soit pas un tournant dans la pratique de cette artiste, mais plutôt un léger détour, une digression.
* Une exposition du Frac des Pays de la Loire sur une invitation d’Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire 2012 Commissariat : Laurence Gateau, directrice du Frac
[1] Entretien de Jessica Stockholder réalisé dans le cadre de sa résidence à l’Atelier Calder en 1997.
2 Entretien de Jessica Stockholder réalisé dans le cadre de sa résidence à l’Atelier Calder en 1997.
- Partage : ,
- Du même auteur : Mathieu Mercier, Renaud Auguste-Dormeuil, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Fayçal Baghriche, Ida Tursic & Wilfried Mille,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco