Jonathan Binet à la galerie Balice Hertling
“une rose est une rose est une rose” de Jonathan Binet
à la galerie Balice Hertling
2 février – 9 mars 2024
Une évolution de la peinture aussi marquante que celle de Jonathan Binet est rare. Comme une déclinaison contemporaine de la fameuse interprétation de Leon Battista Alberti de la peinture comme fenêtre (1), l’espace d’exposition de Balice Hertling se révèle percé d’une multitude d’ouvertures, toutes donnant sur des sujets abstraits. Les tableaux apparaissent comme des ancrages solides, renfermant dans leurs cadres métalliques des énergies explosives.
Dans le passé, Jonathan Binet a beaucoup axé son travail sur le format, la taille et la composition du cadre, explorant sa présence et son absence par le biais de l’expérimentation, de la répétition et de la réduction. Dans « une rose est une rose est une rose », cette recherche semble obsolète, compte tenu de la grande uniformité des cadres exposés – tous mesurant 134 x 98 cm (par ailleurs un des formats standard pour les fenêtres Velux), chacun étant composé d’aluminium et ayant une forme rectangulaire, plus épaisse sur la base du côté inférieur. L’architecte américain John Hejduk qualifierait ce processus d' »exorcisme », c’est-à-dire de débarrasser le travail des influences extérieures au point de les assimiler à sa propre manière. C’est exactement ce que semble faire Binet : il libère ses cadres de toute référence extérieure, du moins dans cette série, ce qui lui permet de proposer un regard neuf sur son travail. En optant pour une méthode d’accrochage classique et cohérente, il offre au spectateur un repos visuel et une expérience bien calculée et prévisible, rythmée par le contenu du cadre plutôt que par sa forme.
« une rose est une rose est une rose » est ainsi conçue comme une continuation de l’investigation picturale de Binet sur la conceptualité et la malléabilité de la surface. Ici, la peinture gagne en profondeur, redéfinissant la spatialité de la toile. La manipulation habile de la peinture par l’artiste permet une superposition infinie de surfaces. Son geste oscille entre l’ajout (des couches de peinture, des morceaux de toile) et la soustraction (le retrait des couches de peinture et des morceaux de toile). Dans certains tableaux, il va jusqu’à doubler la toile – comme dans « No References » où un morceau de toile est apposé sur une toile blanche tendue, tandis que d’autres, « Focus » ou « Untitled », sont découpés, enlevant des bouts entiers des coins. Dans « Pas d’chichi », la toile est détachée de son cadre, flottante, suspendue uniquement aux bords supérieur et gauche. Et puis, il y a l’entre-deux : les peintures qui portent les deux gestes contrastés sur une seule surface. Il en résulte alors des toiles déchirées mais qui restent attachées sur tout le périmètre du cadre. Certaines révèlent des fentes à la Fontana, comme dans la série « Untitled », d’autres exposent des trous ressemblant à des yeux (« Cinderella’s Big Score », « Sans titre »), conséquence de la manipulation intense d’une ponceuse pour gratter la peinture de la surface. C’est peut-être par ce choix contre-intuitif des outils que transparaît la tension de son geste, qui doit être à la fois néfaste et délicat pour produire son effet.
Dans l’espace, les œuvres sont réparties de manière calculée, en groupes délibérés, qui guident les visiteurs à travers des zones présentant plus ou moins de cette tension susmentionnée. Chaque tableau émet une fréquence particulière définie par sa surface, sa palette et sa solidité, qui met le spectateur dans un état de visionnage. Le rythme scénographique amplifie lui-aussi les différentes dispositions que l’on peut adopter face aux œuvres. Entièrement abstraites, c’est précisément par la pleine appréhension de leur abstraction que les peintures transcendent tout élément figuratif projeté qui pourrait les définir, et qui, au lieu de cela, tout simplement, existent. Elles dépassent la tendance humaine à imposer des interprétations visuelles en cessant d’être ce que l’on voit, pour ensuite juste, être. Une rose est une rose est une rose (2).
Cette simplicité permet une interprétation unique des œuvres, sans contrainte ni précision. On pourrait, par exemple, choisir de voir un paysage dans « Pas d’chichi » ou une figure dans « Pas de références », sans s’interroger sur le but réel de l’artiste. De la même manière, on pourrait choisir de trouver des allusions à d’autres artistes – les « Palissades » de Jean-Pierre Pincemin, par exemple, dans les grilles émergentes de « Focus », « Pas d’chichi », « D », « Untitled » ; ou les cercles de John Baldessari dans la série « Untitled » au sous-sol ; voire les « Measurement Rooms » de Mel Bochner dans la ligne rose que l’artiste a tracée le long du périmètre du sous-sol de la galerie – sans pour autant supposer qu’il s’agit là de références intentionnelles de la part de Binet.
Les dernières œuvres de Jonathan Binet présentent une remarquable complétude de sujet et de forme. L’utilisation du rose, du noir et du blanc ajoute une dimension supplémentaire au titre judicieusement choisi, qui fournit lui-même une clé pour comprendre l’exposition.
(1) Leon Battista Alberti: On Painting, Cambridge University Press, 2011
(2) Gertrude Stein, Sacred Emily, 1913
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Head image : Jonathan Binet, une rose est une rose est une rose, 2024, Galerie Balice Hertling, Paris, exhibition view
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : GESTE Paris, L'été de la collaboration au CRAC Alsace et au CRÉDAC : “L’amitié : ce tremble” et "Tripple Dribble", Radek Brousil à la Maison de la Cloche en Pierre, Prague, Unbound : Performance as Rupture à la Fondation Julia Stoschek, Berlin, Jean-Marie Appriou à la galerie Eva Presenhuber,
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