Jorge Méndez Blake, Projets pour une Possible Littérature
La Kunsthalle, Mulhouse, du 4 juin au 23 août 2015
Dans la grande exposition collective que le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris consacra en 2012 à la jeune scène mexicaine, « Resisting the Present », l’œuvre de Jorge Méndez Blake (The Castle, 2011) faisait barrage à la progression régulière des visiteurs au sein de l’exposition, monumental mur de briques incurvé en son milieu par une étrange « cale ». S’approchant, on pouvait alors s’apercevoir que le responsable de cette inflexion disgracieuse n’était autre que le livre de Kafka, Le château, pavé pour le moins incongru dans cet océan de briques rouges. D’emblée, les interprétations affleuraient face à une pièce chargée de symboliques enchevêtrées : la littérature semble s’opposer à l’architecture dans laquelle elle représente une possible brèche mais le livre de Kafka est aussi le symbole de l’enfermement bureaucratique dont on ne s’échappe jamais vraiment sinon par des voies sans issue ; en cette occasion précise littérature et architecture se rejoignent en des pistes de lecture convergentes.
Cette toute première apparition de l’artiste mexicain en France condensait ses deux obsessions majeures : architecture et littérature. Architecte de formation, le résident de Guadalajara est un grand lecteur de Borges, Poe, Melville, Hawthorne, Stevenson et bien sûr de Kafka. Son travail a manifestement une dimension scénique, voire théâtrale : The Castle n’était pas qu’une simple pièce destinée à illustrer un propos de curateur ; l’artiste voulait s’attaquer à l’espace muséal, le « faire parler » en redoublant les cimaises d’un deuxième mur, porteur d’histoire et de récits, en affirmant que l’art contemporain est avant tout une histoire d’arrangements spatiaux hérités du xixe siècle, traversée de récits adjacents. Cette histoire de l’art vue à travers le filtre de l’espace n’est pas nouvelle, elle irrigue d’une certaine manière la fin du modernisme et le minimalisme naissant, et Méndez Blake n’a rien à voir avec un Robert Morris qui cherche à épurer les formes de l’affrontement spatial. Ses « architectures » sont d’une certaine manière extrêmement anecdotiques dans le choc disciplinaire qu’elles instituent, espèces d’intrusions burlesques au sein du grand récit moderniste. En voulant mêler les genres, Méndez Blake rend l’architecture bavarde et la littérature plus sobre.
Dans la grande salle de la Kunsthalle qui porte les traces d’une histoire industrielle récente, le travail de Méndez Blake s’inscrit comme une succession de scénettes qui quadrillent l’espace avec lequel un dialogue se noue instantanément : alors qu’au musée d’Art Moderne, le mur de brique redoublait les cimaises, ici l’alignement des tables sur lesquelles sont posées les œuvres dessine une grille qui sectionne donc l’espace en autant de micro récits. Chaque îlot dessine ainsi le lieu d’une rencontre entre architecture et littérature, chaque table sur laquelle se déploie ce théâtre en réduction est la limite spatiale de ce dialogue fusionnel. Techniquement, l’artiste a chaque fois tenté de traduire l’essence d’une œuvre majeure en sa résultante architecturale, développée à partir d’une image unique qui la condense intégralement, une espèce de transsubstantiation plus qu’une simple traduction : ainsi de ce phare noir (Black lighthouse, 2015), signe de l’addiction de Virginia Woolf à la promenade marine, de cette maquette écarlate de la maison d’Emily Dickinson (Emily’s Dickinson’s house, 2015) que cette dernière n’a jamais quittée ou encore de ce face à face entre ces deux balcons, espèce de pyramide écartelée qui résume de manière tellement juste l’infranchissable distance des amants de Shakespeare (Double Balcony, 2015).
Cette approche des œuvres (romanesques pour leur grande majorité) dérive d’une considération de ces dernières comme autant d’objets « construits », potentiellement traduisibles et synthétisables d’un langage dans l’autre. Certes, l’analogie n’est pas neuve et les allusions à la littérature comme une succession de « petites briques » sont monnaie courante, mais là où le travail de Méndez Blake s’avère le plus intéressant, c’est lorsqu’il se laisse déborder par cette logique qu’il a lui même instituée, ne conservant de ce systématisme qu’un cadre flottant lui permettant de verser dans une véritable poétique de l’objet. Lorsqu’il ouvre un livre pour le refermer sur ses pages aveugles (Vita activa, vita contemplativa (como la lluvia), 2015, cf. image), il nous rappelle, si nous l’avions oublié, que les livres sont aussi de véritables architectures miniatures, abritant précautionneusement sous leurs toitures en carton la fragilité des récits ; lorsqu’il aligne une série de livres de Borges aux reliures monochromes (Borges’ Bookshelf II, 2015), n’est-ce pas la meilleure manière de représenter cet objet inimaginable qu’est la Bibliothèque de Babel du maître argentin ? Et lorsqu’il se ressaisit d’une phrase de Mallarmé (Mallarmé’s page, 2015) ou d’un pangramme de Perec (Pangram I, 2015), n’est-ce pas la profondeur sans fond de la littérature qu’il arrive à décrire ou encore ses innombrables stratégies ludiques et tragiques pour la dompter ?
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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