r e v i e w s

Jules De Balincourt, Misfit Island

par Patrice Joly

Musée de Rochechouart, du 28 février au 8 juin 2014.

Ses origines franco-américaines y sont peut-être pour quelque chose : la présence insistante de cartes – plus souvent françaises et américaines – dans la peinture de Jules De Balincourt pourrait bien s’expliquer par cette double appartenance culturelle, bien que ce dernier réside à New York depuis son enfance et traduise un sentiment de déracinement originel. Dans ses grandes compositions, se juxtaposent les territoires colorés – états ou régions, suivant le pays qui s’y trouve représenté – formant autant d’aplats nettement délimités. Il est fort possible par ailleurs que cette récurrence ne soit qu’un prétexte à produire des séries ou à structurer un travail qui, par ailleurs, emprunte à de nombreuses écoles et résonne avec nombre de ses congénères américains ; un peu comme le plan rectiligne, chez Mondrian, fait office de principe de répartition de la couleur à l’intérieur de la toile autant que de référence au modernisme. L’utilisation de la carte répond toutefois à merveille à la volonté de créer des zones monochromes franches à l’intérieur du tableau tout en permettant de préserver un entre-deux mi-figuratif, mi-abstrait ; avec cette nouvelle grille, ce n’est plus la fascination pour la mégapole et son ordonnancement au cordeau que l’on retrouve transposée et traduite sur la toile, mais plutôt son dépassement : dépassement d’échelle (c’est désormais le pays qui est représenté), mais aussi dépassement fonctionnel (les cartes sont sens dessus dessous, bouleversées dans leur orientation habituelle, elles ne respectent plus trop le lien avec le territoire) et disparition des repères signifiants, comme c’est le cas de Getting To No France (2008) représentant une France dont les villes ont été rayées de la carte — ce tableau ayant été peint après le refus de la France de cautionner la guerre contre l’Irak et le boycott qui s’en est suivi.

Jules De Balincourt, Getting to No France, 2008. Huile et acrylique sur bois, 243,8 x 304,8 cm. Courtesy de l'artiste et de la galerie Thaddaeus Ropac (Paris-Salzburg).

Jules De Balincourt, Getting to No France, 2008. Huile et acrylique sur bois, 243,8 x 304,8 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Thaddaeus Ropac (Paris-Salzburg).

L’histoire et la politique s’invitent dans le scénario représentationnel et la carte apparaît moins neutre qu’il n’y paraît ; cette dernière peut signifier un désir d’orientation, elle peut aussi bien s’analyser comme un autoportrait en creux : dans la pratique foisonnante du peintre, ces deux sujets alternent avec régularité et il arrive même que le rappel à des procédés cartographiques à l’ancienne fasse apparaître des navires au milieu de ce qui est censé représenter l’océan, recouvrant par transparence des visages qui emplissent toute la toile (Misfit Island, 2014, Island Hopper, 2006), symptômes d’une tension entre la figuration d’un subconscient resurgissant et le désir de le canaliser via l’abstraction. Le plus frappant chez Balincourt, c’est peut-être sa propension à ne pas vouloir choisir son camp, et il existe une véritable opposition à l’intérieur de chaque tableau. Une toile comme As Far As We Could Go (2014), par exemple, est assez emblématique de son retour à la figuration après qu’il a nettement affirmé la volonté de se rapprocher d’une abstraction plus tranchée il y a sept ou huit ans, avec des peintures de réseaux recouvrant des territoires interchangeables, aveugles et monochromes – ceux de l’Occident post-industriel, peut-être (Untitled (Black Map), 2006) – ou encore des peintures quasi géométriques mais qui renvoient tout de même par leur titre à un désastre technologique latent (Your Technology Fails Us You Me, 2008), quand ce ne sont pas à des ambiances franchement guerrières (Think Globally, Act Locally, 2007). Bob Nickas a dit de la part abstraite de Balincourt que la distanciation picturale qu’il opère dans ses « map paintings » ou dans ses peintures de réseaux peut se lire comme une manière d’appréhender l’opacité des scénarios de gouvernance mondiale [1] : complexe militaro-industriel, pouvoir et abus de pouvoir des dominants, état de guerre perpétuel du monde.

L’abstraction chère au critique new-yorkais est donc toujours lestée, chez Balincourt, d’un récit politique, affectif, sous-jacent où se dessine une vision pessimiste du monde. L’exposition à Rochechouart donne un bon aperçu de la palette du peintre même si l’on peut regretter de n’y voir qu’une petite partie de ses productions, contraignant l’appréhension de toute la complexité de son art, cependant qu’une salle annexe dédiée au Starr Space, espace alternatif qu’il avait créé à la périphérie de Brooklyn au début des années 2000, permet de jeter une lumière nouvelle sur ses motivations. Désormais abandonné, Starr Space semble un lieu cher au cœur de l’artiste : de nombreux événements festifs et artistiques y ont eu lieu, réunissant une communauté bariolée, mélange de célébrités et d’inconnus, et montrant que cette philosophie du partage est toujours bien vivace au pays du dollar roi ; le titre de l’exposition, « Misfit Island », témoigne de la nostalgie pour d’imaginaires îlots paradisiaques disparus dont on peut retrouver la trace dans certaines peintures à la facture résolument hédoniste.

  1. Bob Nickas, Painting Abstraction : New Elements in Abstract Painting, Phaidon, 2009, p. 26.

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