Judith Hopf – Énergies
Bétonsalon, centre d’art et de recherche
Frac Île-de-France, le Plateau
22.09 – 11.12.22
Commissaires : François Aubart, Xavier Franceschi et Émilie Renard.
L’exposition-paysage Énergies de Judith Hopf a tout du trajet en montgolfière, mi-vertigineux et mi-comique – dernier voyage épatant du Frac avec Xavier Franceschi comme pilote. Entre les espaces clos que sont le Frac île-de-France et Bétonsalon, l’artiste dessine un pont aérien, sous lequel s’aplanit la verticalité urbaine environnante et tombent les murs, pour laisser enfin percer les éléments naturels comme la pluie ou le soleil, et pour faire une place à l’invisible, du brin d’herbe aux flux énergétiques.
Les œuvres rassemblées pour l’exposition se répondent d’un lieu à un autre, et tracent une géographie-scénographie articulée autour de lignes de fuite diagonales. Depuis l’entrée de Bétonsalon, la ligne rouge des pelures de pomme, Rest (Apple peel), permet d’embrasser d’un regard l’exposition, et conduit celui-ci jusqu’à une évasion dans le paysage, une dissolution dans le rideau de pluie mural, Rain. Les œuvres affirment leur autonomie propre et échappent à une quelconque narration sémantique ou métaphorique qui viendrait les surplomber. Au contraire, l’exposition se lit plutôt comme une bande dessinée à ciel ouvert, où de multiples micro-histoires dissociées coexistent. Parfois les personnages se retrouvent d’une histoire à une autre, souvent les contours et les traits suffisent à créer une parenté spontanée. Les œuvres dévoilent avec générosité et sans retenue leurs formes simples, qui sont complexifiées dans leur association. Elles sont pourtant bel et bien unifiées autour d’une composition de l’espace réfléchie, une scénographie qui fait partie intégrante du geste créatif de l’artiste. On y retrouve d’ailleurs des petites malices qu’elle partage avec les œuvres. Traverser l’espace d’exposition de Bétonsalon et se retourner donne à voir le revers du tambour de broderie, pas si désordonné cependant, car de ce point de vue ce sont les jambes du Phone Users qui dépassent du Flying Cinema, ayant remplacé celles des visiteurs visibles depuis l’entrée. On pourra également s’amuser de la juxtaposition spatiale entre le film Some End of Things: Conception of Youth et la porte monumentale du Plateau. Si « l’œuf-sur-jambes » du film ne parvient pas à passer les portes bureaucratiques du bâtiment vitré, il est assez certain qu’il passerait sans encombre la porte métallique du Frac.
La réplique très personnelle que l’artiste fait du paysage oscille entre absurdité et résistance. L’objectivation du paysage et de la nature a participé à son contrôle et son exploitation. Ici le paysage pourtant échappe à cette domination. Le geste de l’homme est révélé dans toute son absurdité : les panneaux solaires, Untitled (Solar Panel), au Plateau ne sont pas orientés vers le soleil, comme si l’ensoleillement avait décidé sa rébellion. De même, sur la fresque Shafts of Sunlight #2, qui accueille le visiteur au Frac et qui reprend de façon schématique ces rayons solaires, on serait tenté de croire que les rayures traduisent un ordonnancement implacable. Mais progressivement ils s’inclinent et viennent déranger l’ordre humain établi, comme un écho à que Michel Pastoureau nous apprend des rayures, elles sont « « rebelles à toute organisation trop rigoureuse ou trop limitée ».
La domination humaine semble être une aventure vouée à l’échec et au ridicule. Sans moralisation, Judith Hopf invite à l’humilité. Les zébrures jaunes et continues pour le soleil, bleue et pointillées pour la pluie, ne sont pas sans rappeler la Manga d’Hokusai, parcourues de lances de traits qui représentent les éléments naturels, devant lesquels hommes et femmes s’inclinent. L’humilité ne va pas sans changement d’échelle et sans renouvellement des représentations et perceptions, ce que l’artiste s’attache à matérialiser dans ses œuvres. Ici, avec Untitled (Grashalm), un brin d’herbe agrandi dépasse le visiteur, là dans Less, un zoom filmé sur l’escargot lui confère une stature monumentale. Pour reprendre l’une des bribes de l’autre film intitulé Less, réalisé lui sur zoom, nous sommes des « esclaves de la perception ». L’artiste offre la possibilité de reconsidérer notre taille, notre place d’être humain. Elle joue avec des mécanismes de perception résolument ancrés chez nous, qui découlent d’habitudes visuelles et de réflexes de dominant, notamment comme la paréidolie, qui consiste à reconnaitre dans le paysage ou sur des objets, des formes de visages humains qui nous sont semblables. Ainsi, les assiettes décoratives suspendues à l’entrée de deux espaces représentent des prises électriques – une femelle et une male – que l’on aura tendance à voir instinctivement comme un visage. Plus loin dans les espaces, des assiettes sont cette fois décorées de motifs rouges et blancs, l’association de ces motifs à des dents est quasiment spontanée, sinon irrépressible. Dans la perspective visuelle offerte au Plateau entre le mur des assiettes et le couloir débouchant sur la dernière fresque Roofs, il est également possible de voir dans ce quadrillage mural des dents métalliques, tout aussi menaçantes. Qui dévorera qui ? Les œuvres de Judith Hopf viennent mettre en doute notre prétendue supériorité. Compactes dans leurs formes, elles contredisent nos représentations et appréhensions courantes par un travail tenu sur les matériaux, les couleurs. Ainsi, les panneaux solaires troués imitent les motifs de la matière photovoltaïque grâce à une sérigraphie de motifs végétaux. Dans la série Untitled (Serpents), les serpents normalement si ondoyants et souples, sont ici pétrifiés et géométrisés, emprisonnés dans du béton. Les pelures de pomme en contreplaqué cintré déclinent nonchalamment leurs courbures et leurs nuances de rouges, comme les serpentins ou les sans-gênes des lendemains de fête.
Par touche successive de prise de conscience, Judith Hopf suggère sans jamais imposer, toutes les anomalies et tous les Glitch de nos modes de vie. Avec humour, elle détourne nos logiques systématiques de standardisation : les assiettes en céramique sont réalisées à partir d’un moulage d’assiettes produites industriellement ; les moutons de l’installation Flock of Sheep sont transformés en cartons moulés, qui n’ont plus rien d’uniforme et sont rendus bancals. En négatif cette production industrielle, l’artiste redonne de la place au défectueux, au rebut, à l’informe : des épluchures de pommes laissées là par une main géante au vinaigrier, arbre considéré comme une espèce invasive et toxique, dont elle utilise le moulage pour réaliser une sculpture en bronze, The Sumac tree-branche that looks like a cherry branche, qui pousse à travers le mur du Plateau.
L’énergie qui se débusque derrière chaque œuvre est de l’ordre du domestique et de la proximité directe de nos corps : la pomme que l’on mange, le soleil qui nous réchauffe, la pluie qui nous submerge. En résonance à Hannah Arendt, l’artiste traite l’énergie comme un ensemble de conditions – naturelles et artificielles – qui déterminent l’existence de l’homme. C’est l’énergie dont on s’entoure pour vivre, qui englobe les éléments naturels mais qui surtout ne se conçoit plus sans le recours au technologique, à la machine. Selon la philosophe, « l’homme s’est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. », il s’est mis au service des machines, puisque celles-ci substituent à sa force humaine des énergies naturelles bien supérieures. La présence – uniquement physique – des Phones Users, coupés du monde par leur dépendance à leur téléphone, permet de lire cette problématique de l’asservissement à la machine et des énergies sous le prisme des systèmes de communication. Le téléphone justifié comme le moyen suprême d’être en contact permanent avec l’univers coupe pourtant les individus du monde social réel. Ainsi un des Phone Users de Bétonsalon semble ne pas s’apercevoir être au milieu d’une tempête, entre l’éclair et la pluie, tout concentré qu’il est sur son téléphone, brandi en recherche de réseau. Nos besoins en communication sont aussi assurés par un arsenal technologique, comme le rappelle la réunion zoom de Less ou encore les fragments de courriels associés aux serpents bétonisés. Avec poésie et légèreté, les œuvres glissent quelques médiums alternatifs de communication : un probable morse dessiné par la pluie, les murmures des serpents messagers, ou encore les capteurs-antennes des escargots.
1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958
Head image : Judith Hopf, Énergies
Série Untitled (Serpents), 2015 et Shafts of Sunlight #2, 2022
Vue du volet de l’exposition au Frac Île-de-France, Le Plateau
Photo : Martin Argyroglo
© Judith Hopf / Adagp, Paris / 2022
Courtesy de l’artiste, Deborah Schamoni, et kaufmann repetto, Milan / New York
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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