Julie Vayssière, Le Somnambule
15.09-17.12.22
Maison des Arts de Grand Quevilly
Avec la participation d’Eléonore Cheneau, Renaud Bézy, David Malek, Colombe Marcasiano et Guillaume Pinard
Grange paysanne déplacée pierre à pierre dans la ville neuve du Grand Quevilly, la Maison des Arts présente des étrangetés architecturales, ajouts successifs d’une modernité en marche. On y entre par des portes automatiques, qui ont été un point de départ de la démarche de Julie Vayssière. Régies par un mécanisme, ces portes seraient une forme de pendant à un automatisme psychique et humain qu’incarne la figure du somnambule. L’exposition de Julie Vayssière se dévoile alors comme une tentative subjective de définir, par touches successives et fragments suggestifs, les contours souples de cette figure. En réalité, l’exposition commence avant même le franchissement des portes, puisque les supports de communication traditionnels que sont les affiches et les cartons d’invitations, sortent de leur rôle d’accompagnement de l’exposition pour en devenir une entrée précise.
Julie Vayssière a construit l’exposition comme une énigme, selon un parcours où les différentes entités donnent des indices sur les suivantes. La compréhension spécifique de chaque œuvre et dispositif vient progressivement nourrir celle globale de l’exposition, à travers une agrégation de lieux et de gestes : un coin lecture domestique associé, entre autres, à un geste décoratif, ou encore une exposition dans l’exposition avec un geste curatorial.
Le déplacement – dans sa polysémie foisonnante – est au cœur du projet de l’artiste. Il s’agit d’abord d’un déplacement physique. En passant les portes coulissantes, le visiteur partage avec tous les autres, le point commun de venir d’un ailleurs. Cette mise en mouvement active vers l’espace d’exposition implique un aller et un retour. Une telle dialectique a guidé l’artiste dans la disposition des éléments et l’agencement des espaces. Les points d’attention qui émergent sur le cheminement aller se concrétisent ainsi sur le chemin retour.
L’artiste a également recours à un vocabulaire matériel et un corpus de codes propres aux situations quotidiennes de déplacement, comme des trajets en train ou en avion. Les trois écrans qui jalonnent l’espace d’exposition détournent ceux que l’on voit traditionnellement dans les gares ou les aéroports : un peu en hauteur et légèrement inclinés, ils font défiler des listes de mots – dont la logique sera découverte plus tard dans l’exposition – qui sont, à ce stade, semblables à des destinations potentielles.
Le déplacement est également métaphorique, et l’artiste joue sur notre capacité de translation et d’analogie mentale. Elle exploite le concept de « subjectivation », c’est-à-dire le recours à notre mémoire personnelle pour reconnaître et nous approprier des situations. Grâce à la quasi-absence narrative, le point de bascule prend forme dans l’espace mental du regardeur, dans sa capacité de reconstruction fondée sur son expérience passée. Une fois franchi le seuil de l’exposition, le visiteur se retrouve face au Module 1 (L’hôtel), sobrement décoré d’une lampe, d’un vase et d’un tableau emprunté à Éléonore Cheneau, ainsi que d’un écran vidéo sur lequel défilent des vues de la Normandie prises au drone. Derrière cette neutralité apparente, et par des marqueurs génériques spécifiques à ce lieu, l’artiste orchestre un déplacement cognitif et parvient à placer le visiteur face au comptoir d’accueil d’un d’hôtel, qu’il aura reconnu par association à des souvenirs et perceptions propres. Plus loin dans l’exposition – sur une ligne imaginaire suggérant un dos à dos – c’est un espace d’accueil de centre d’art qui est récréé, Module 2 (Le centre d’art), et que signalent des cartons d’invitation et une revue spécialisée.
S’opère également une lecture de l’exposition à retardement. Ainsi, les listes sur les écrans inclinés seront comprises à la lecture d’un dictionnaire disposé dans un espace agencé pour être plus domestique, signifié par une assise, une lampe et un tableau de Renaud Bézy. Un marque-page ouvre le dictionnaire à la lettre V, en dessous de laquelle le mot « vagabond », premier terme surligné, saute aux yeux. C’est à partir de celui-ci que l’artiste s’est prêtée au jeu d’une collecte linguistique cette fois. Les mots surlignés qui suivent dessinent le portrait en creux de cette figure du vagabond par ses potentiels attributs. Triés par catégorie et organisés par ordre alphabétique, ils défilent sur les écrans et nous font pénétrer dans ce personnage par ce qu’il pourrait boire ou manger, par les endroits qu’il pourrait fréquenter et les moyens de transport qu’il pourrait utiliser. Jouant aussi bien sur la richesse de la langue que sur la force évocatrice des mots, l’artiste nous lance sur la piste de ce vagabond. On le suit jusqu’à l’exposition dans l’exposition à laquelle il prête son nom et qui se déploie dans le module « centre d’art », où l’annoncent un carton d’invitation tout à fait net – par rapport à celui qui nous a conviés jusqu’ici – et une cimaise d’un blanc différent. Le voyage aller dans l’espace d’exposition atteint son point culminant devant une fresque murale : Mur, tableaux, composée de peintures que l’artiste a réalisées en copiant des tableaux prêtés par d’autres artistes. Les copies non-conformes le sont à dessein : l’imperfection du résultat traduit les diverses expérimentations que Julie Vayssière a dû déployer pour confectionner ces peintures. Elle se soumet elle-même au principe de reconstruction par l’expérience qui guide l’exposition, à cette projection spéculative des techniques et des processus spécifiques à chaque artiste complice, plus ou moins évidentes en fonction des relations établies avec elles et eux. Julie Vayssière, avec cet espace mural et ce dernier geste de peintre, donne corps au concept de « coefficient d’art » développé par Marcel Duchamp dans son ouvrage Le Processus créatif, matérialisant par la copie ce degré de variation entre une idée et son résultat.
______________________________________________________________________________
Head Image : Julie Vayssière, Mur, Tableaux, 2022
Peinture acrylique sur mur, 330 x 540 cm (D’après Renaud Bézy, Sans titre, 2009, huile sur toile, 59 x 50 cm ; Eléonore Cheneau, Vers le vert, 2020-2022, peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 81 cm x 60 cm ; David Malek, Door, 2022, acrylique sur toile, 81 x 67 cm ; Colombe Marcasiano, Board#21, 2018, acrylique sur MDF, 42 x 30 x 37 cm et Guillaume Pinard, Tchou Tchou 141 R, 2020, acrylique sur toile, 30 x 40 cm.
Exposition « Le Somnambule » à la Maison des arts de Grand Quevilly © Nicolas Lafon
- Publié dans le numéro : 103
- Partage : ,
- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
articles liés
Lydie Jean-Dit-Pannel
par Pauline Lisowski
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco