r e v i e w s

June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch

par Andréanne Béguin

« L’écorce »
15.10.23 – 14.02.23

Le CRAC a, cet hiver, des allures de cabaret. Un cabaret un peu fantôme et pétrifié. Pas de danseuse de french-cancan, mais les créatures mi-humaines, mi-végétales de Mathilde Rosier, ondulant dans une danse agraire. Sur des tubes en inox, semblables à des barres de pole-dance, des selles en bronze d’équitation ont remplacé les corps tournoyants, évaporés sans avoir pris le temps de rassembler leurs affaires : ici traine un corset rose poudré, là une robe de cocktail bleu métallique. Plus loin, le rideau rouge d’un théâtre est devenu suspension de voltige, peut-être selon les techniques du shibari japonais, que l’on devine aussi dans les enchevêtrements de sangles, de rubans, de cuirs. Vidées de toute présence vivante, les sculptures de June Crespo, n’en sont pas moins sensuelles et sexuelles, alternant entre dissimulation chaste sous des voiles transparents et des frottements crus de matières entre jean et bronze. Dans Hiver, la selle semble faire pénitence, là où Été nous offre son orifice béant presque chirurgical. Avec Mathilde Rosier et Ana Vaz, la fête connaît ses derniers tressautements. Chez l’une, une palette chromatique aux tonalités disco, un peu hallucinées, des divas hybrides costumées flottant entourées d’ondes. Chez l’autre, des feux d’artifices filmés de plus en plus rapidement, un effet stroboscopique avant le grand silence. 

June Crespo, Corazón (coeur), 2022. Résine polyester, fibre carbone, fibre de verre, cire d’abeille, textile, sangles. 55 x 82 x 47 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie CarrerasMugica, Bilbao. Photographie d’Aurélien Mole. 

Peut-être qu’après des siècles d’extraction, d’éradication, d’industrialisation, d’agriculture intensive, la fête serait enfin finie. Les petits cheveux du carrousel ont disparu, et celui-ci semble faire ses derniers tours en grinçant. Il y a des résidus chimiques d’asphalte, des odeurs de cire et on sent des présences spectrales. Celles de corps contraints ou écartelés dans Cœur de June Crespo ; celles des peuples indigènes éliminés dont les peintures pariétales sont encore visibles au fond du ravin filmé par Ana Vaz ; ou encore celles du passage des pneus dans les ornières des champs peints de Mathilde Rosier. 

À moins que ce ne soit la présence de l’esprit gardien de Lastenia Canayo, dont la peinture a accompagné la conception de l’exposition. Dans le black-out imminent, un autre régime de réalité semble poindre, plus surnaturel et onirique, qui pourra peut-être nous sauver. Une contre-pensée entre résistance et réparation, qui innerve les œuvres des artistes. 

À l’image de la réciprocité des esprits gardiens, elles suggèrent des modèles alternatifs de communication. Mathilde Rosier éparpille sur ses toiles des symboles et signes d’un protolangage, entre des flèches ou des épis de blé glissant vers les 1-0-0-1-1 du code binaire, qui pourrait servir de base à un langage inter-spéciste. June Crespo vient rythmer l’espace par ses sculptures-ponctuation aux formes arrondies : des lunes, des croissants, des sourires, des points d’exclamation. Une communication rudimentaire au service de nos émotions. Elle utilise des selles équestres, médium de contact qui permet justement aux corps humain et animal de communiquer et de s’allier. 

Cette alliance devient vite hybridation. Les peintures de Mathilde Rosier sont habitées d’êtres fantasmagoriques associant bouts de corps humains, à des têtes végétales, ou des bras tentaculaires. Les souches d’arbres sont chevelues ou sanguinolentes, moitiés manquantes des jambes coupées. 

Sous l’envoûtement de ces mélanges, s’efface peu à peu une vision purement anthropomorphique du monde. Tout comme après Hiroshima, Ana Vaz explique que « l’impossibilité de voir les vestiges du désastre, c’est-à-dire la présence radioactive, fait appel à d’autres sens, afin de pouvoir les voir autrement – oreilles, bouche, corps. ». Cette perception décentrée de l’humain prend corps à l’écran lorsque sa caméra fait des zoom in sur des fleurs d’un jardin cultivé à Naraha ; mais également à l’oreille lorsqu’elle diffuse dans l’espace des ultra-sons – générés par le déplacement des atomes en mouvement – normalement inaudibles. En nous faisant tourner autour du double écran pour voir le film Atomic Garden, elle nous fait expérimenter et accepter la perte d’information, l’impossibilité également de tout savoir

Mathilde Rossier, Lit cage avec perroquets, 2008. Gouache sur papier, carton découpé, bois, matelas, tissus. 200 x 180 x 100 cm. Courtesy de l’artiste et de la Hamburger Kunsthalle, prêt permanent de la collection Schmitz-Morkramer, Hambourg. Photographie d’Aurélien Mole. 

Les échelles sont perturbées, l’échelle spatiale tangue entre micro et macro perspective : de la graine de blé de Mathilde Rosier, aux tuyaux de l’infrastructure industrielle que détourne June Crespo. Une perte de repère généralisée, que l’on retrouve dans les paysages fantastiques de Mathilde Rosier, tour à tour dans des plans resserrés et fragmentaires ou au contraire lâchée dans un cosmos infini. 

L’échelle temporelle se brouille également, sous l’influx énergétique qui traverse les peintures de Mathilde Rosier, dans les passages de l’inerte au vivant, comme dans ses sculptures en verre, où des yeux-graines ont germé. La continuité du vivant se joue aussi derrière la caméra d’Ana Vaz, dans son film Regardez bien les montagnes. Elle entrecoupe des plans de chantiers d’extraction minière qui ravage l’État du Minas Gerais au Brésil, et des plans pris dans le Nord-Pas-de-Calais, où les déchets miniers sont devenus des réservoirs de biodiversité, protégés et analysés scrupuleusement par les scientifiques.  

Le rêve s’impose alors avec évidence et pureté comme une « institution » selon Ailton Krenak dans Idées pour retarder la fin du monde. Une institution alternative à notre réalité transformée et agonisante. Un rêve peuplé de perroquets prêts à s’envoler et à s’enfuir de leur cage. L’installation de Mathilde Rosier, Lit cage avec Perroquet vient conclure le pépiement continu de l’exposition, murmuré presque invisible et banal, pourtant délicatement poétique. De la plus ancienne domestication animale (-6000 av JC), à Icare qui rêvait de voler, aux biomimétismes technologiques, où le vol du colibri a inspiré le système éolien, en passant par le phénix qui renaît de ses cendres, jusqu’aux perroquets qui imitent et répètent le verbe, il faut suivre la piste des oiseaux pour s’évader et rêver à d’autres ailleurs et d’autres ensembles. 

1 Ana Vaz et Olivier Marbeuf, « Parler l’ombre », conversation publiée dans le catalogue Talismans, Fondation Gulbenkian, 2018

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Head image : Ana Vaz, Atomic Garden, 2018. Installation vidéo, 16mn transféré en vidéo HD, son 6.1. Durée : 8’. Courtesy de l’artiste. Coproduit avec Spectre Productions, Rennes ; avec le soutien du CNAP, Paris et de la Fondation des Artistes, Nogent-sur-Marne. Photographie d’Aurélien Mole. 


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