r e v i e w s

Karim Kal et Nengi Omuku

par Andréanne Béguin

À corps défendant.

La Galerie, Centre d’Art Contemporain de Noisy-Le-Sec, 18.09-11.12.2021

L’une est peintre ; l’autre est photographe. L’une peint des corps solitaires ou collectifs ; l’autre immortalise l’absence, ou, du moins, la présence en creux des corps. L’une utilise une palette de couleurs vives, peut-être faussement joyeuses ; l’autre joue avec des aplats noirs, leur intensité et leurs oppositions à quelques touches colorées. L’une et l’autre se répondent, conversent entre les murs de la Galerie, dans une polyphonie plastique, sensible et thématique qui murmure des sols aux plafonds.

La grande technicité de Karim Kal et de Nengi Omuku est saisissante. Les deux pratiques, bien que singulièrement différentes, trouvent d’emblée une unicité dans la maitrise artistique de procédés créatifs précis et méthodiques. Les deux artistes, formés académiquement dans des écoles d’art, se réapproprient des techniques et des médiums traditionnels pour y insuffler des récits qui leur sont propres, les subvertissent au service de messages qui leur sont chers. Nengi Omuku s’inscrit ainsi dans une tradition du support textile en lieu et place de la toile, du détournement des tissus de leur utilisation première. Seulement, Nengi Omuku fait un pas de côté, affirme son individualité artistique en choisissant un tissu éminemment particulier et symbolique : le Sanyan. Issu de la culture yoruba et créé à partir d’un mélange de soie et de coton industriels, ce tissu nigérian est porteur des traditions culturelles du pays. Il devient, sous la peinture de l’artiste, l’affirmation possible d’un discours précolonial, à rebours des discriminations identitaires et des hiérarchisations culturelles. La matérialité de ce tissu comme support d’une peinture est largement visible : ses perforations, sa rugosité permettent à l’artiste de se libérer de l’acte pictural classique et sobrement lisse. Comme poinçonnée, l’œuvre And Co donne à voir un contraste surprenant entre la verticalité des figures et l’horizontalité des trouées.

Karim Kal, La Mer à Fort-de-l’Eau, Alger, 2015. Issue de la série Environ Alger, 2014-2015. Tirage jet d’encre, contre-collage dibond. 180 × 135 cm. Courtesy de l’artiste. Vues de l’exposition « À corps défendant » de Karim Kal et Nengi Omuku, La Galerie Centre d’Art Contemporain de Noisy-Le-Sec. Photos ©Aurélien Mole

Le relief du support textile offre un reflet à l’archipel symbolique que véhiculent les œuvres de Nengi Omuku. Le textile remplaçant ainsi la toile n’est pas choisi uniquement pour ses caractéristiques plastiques et ses propriétés physiques, mais bien comme un ouvroir potentiel de réflexion identitaire, une brèche dans une mémoire individuelle ou collective.

De son côté, Karim Kal s’approprie une tradition photographique originale : la photographie de nuit, pour mieux brouiller les pistes d’un autre genre, celui de la photographie documentaire. Brassaï, père de cette méthode de prise de vue, affirmait : « La nuit suggère, elle ne montre pas ». Les photographies de Karim Kal sont effectivement empreintes d’une forte charge suggestive, et pourtant l’artiste se détache des procédés classiques de la photographie de nuit. La traditionnelle pose longue est ici remplacée par une pose très courte, et les lumières de la ville sont remplacées par le flash de l’appareil. En résultent des photographies où le premier plan nous saute aux yeux pour ensuite s’effacer dans une nuit d’un noir profond et insondable, une béance minimale.

La liberté artistique qui passe derrière l’appareil photo de Karim Kal se retrouve sous les pinceaux de Nengi Omuku, mais également dans une forme d’accrochage audacieuse. Notre corps est invité à une déambulation désordonnée et spontanée dans cette architecture aérienne. Nos yeux peuvent aller et venir d’un angle à un autre, apprécier les œuvres dans leur totalité. L’accrochage joue habilement avec l’espace pour mieux servir les œuvres et leur donner une puissance indéniable. Ici, la tension est palpable entre l’intérieur et l’extérieur dans la torsion de la forme humaine Mum ; là, c’est le plancher de la galerie qui devient le prolongement inattendu du trottoir de Karim Kal dans Poubelle.

Les gammes chromatiques utilisées viennent elles aussi alimenter la conversation visuelle entre les deux artistes.

Vues de l’exposition « À corps défendant » de Karim Kal et Nengi Omuku, La Galerie Centre d’Art Contemporain de Noisy-Le-Sec. Photos ©Aurélien Mole

Nengi Omuku, dans ses gestes de peintre, donne l’impression de coucher sur la toile des couleurs spécifiquement choisies et indispensables. Elles remplacent les traits des visages, délimitent les silhouettes, agencent les espaces intérieurs des toiles, organisent les plans. Elles s’incrustent sur nos rétines, inondent nos yeux et nos esprits de leur force visuelle évocatrice, et l’on saisit aisément la légèreté d’une scène peinte ou, au contraire, les menaces qui l’entourent. Dans Group Hug, l’auréole bleue offre une zone de protection et de réconfort à ces silhouettes de femmes dans un contraste poignant avec l’arrière-plan peuplé de verts torturés et orageux. Le choix des couleurs de Nengi Omuku est aussi l’occasion pour l’artiste de contrecarrer l’universalité occidentale sur les couleurs. Ainsi, pour reprendre les mots de Michel Pastoureau : « Le savoir occidental en la matière n’a pas force de loi ». Par une sorte de miroir inversé, c’est le noir qui, dans les œuvres de Karim Kal, accueille notre imagination. Mais si, dans nos consciences collectives, le noir précède la lumière, dans l’acte photographique de Karim Kal, il lui succède, comme conséquence du flash. L’artiste se joue des rapports classiques entre ombre et lumière. Ce noir abyssal peut devenir le lieu de tous nos fantasmes ; il happe nos esprits. Tout en occultant au regard cet arrière-plan, il offre à notre imagination une échappatoire, si ce n’est un précipice. L’attraction qu’exerce sur nos consciences cette nuit plus noire que noire est déstabilisante. Dans l’œuvre Entourage, le cadre bâti, typique des espaces architecturaux utopiques que sont les grands ensembles, nous projette dans le vide. Qu’y-aura-t-il après ces abris ? Comment construira-t-on ? Tenterons-nous encore de vivre ensemble ?

Occultant chez Karim Kal ou fuyant vers l’abstraction chez Nengi Omuku, l’arrière-plan n’est pas laissé au hasard et est encadré par cette grande technicité. Les sols sont aussi un terrain d’expression artistique riche et fécond chez les deux artistes. Dans les peintures de Nengi Omuku, ils sont parfois structurés et sages. Dans What was Lost, le sol est une variation géométrique de verts, proche des dalles vénitiennes. Ring A’Rose, sur le mur d’en face, produit un contraste brutal dans le traitement pictural des sols : les couleurs s’interpénètrent avec violence et l’on est ici plus proche d’accidentels lambeaux de chairs prêts à se décoller de la toile. Le traitement du sol chez Karim Kal tire lui aussi vers l’abstraction et la série Sols composée de trois œuvres efface les frontières de l’environnement urbain par des formes hybrides composées d’éléments naturels que sont l’eau, le pollen ou encore le sable. Nos certitudes visuelles autant que nos habitudes urbaines sont mises à l’épreuve et l’on se retrouve face à des paysages mystérieux et difficilement identifiables.

Le souci du sol, qui parcourt les œuvres de l’exposition, et ses traitements différents sont porteurs de sens. C’est peut-être dans cet élément que l’importance du corps, individuel ou social, prend justement corps. Le sol, partie de la croûte terrestre, aménagée ou naturelle, permet à l’homme de se tenir debout mais aussi de se déplacer. C’est un espace indispensable, que l’on foule sans s’en apercevoir. Les œuvres de l’exposition peuvent ainsi agir comme une prise de conscience de notre verticalité par rapport à ces sols et de notre unicité individuelle et collective permise par eux. Partout dans les œuvres, le sol sous des formes diverses nous est donné à voir, et pourtant il se refuse à nous, et échappe à nos corps. Il nous permet de formuler également la question de l’appartenance, étant alors entendu comme un terrain, une propriété de quelqu’un. Mais dans les espaces urbains sous tension photographiés par Karim Kal, que possède-t-on vraiment ? Les corps sociaux peints par Nengi Omuku nous appartiennent-ils seulement encore ?

Nengi Omuku, Ring A’ Roses, 2021, Huile sur tissu sanyan, 193 × 278 cm. Production La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. Courtesy de l’artiste et Kristin Hjellegjerde Gallery. Vue de l’exposition « À corps défendant » de Karim Kal et Nengi Omuku, La Galerie Centre d’Art Contemporain de Noisy-Le-Sec. Photos ©Aurélien Mole

En creux des interrogations sur l’appartenance de nos espaces extérieurs se dessinent aussi celles de nos espaces intérieurs. « Sol », dans une autre acception, signifie aussi « la nature profonde de l’individu ». La personnalité des figures présentes ou absentes transperce l’espace. Les trois portraits individuels, Viva, Sal I et Mum, sont issus de l’imagination de l’artiste, d’une photographie ou encore d’une séance de pose. Les traits des visages sont absents, et les figures ainsi rendues anonymes. Pourtant, le geste pictural retranscrit avec vigueur les personnalités de ces figures et les émotions qui les animent. En résonance, Karim Kal propose deux photographies, Kosmos 40 et Kosmos 51, prises dans le centre psychothérapique de l’Ain. Au premier abord, ce sont deux sphères colorées qui percent un halo noir. Lorsque le regard s’approche, on distingue les détails d’un mur. Familiers des usagers de ce centre, les murs sont les témoins discrets des existences individuelles souvent accidentées qu’il accueille.

La transmission artistique de ces individualités est complétée par un écho plus large, sur le corps social et le corps politique. Dans Small Chaos, Nengi Omuku fait revivre sur sa toile un mouvement de solidarité collective, en dépit des consignes sanitaires, lors de l’effondrement d’une école à Lagos. La puissance de l’action collective jaillit de la toile. Dans la photographie Poubelle, les deux éléments urbains qui se détachent de l’obscurité – la poubelle et le trottoir – nous sont à la fois étranges et familiers. C’est dans cet entre-deux que l’on ressent les oppositions espace privé/espace public, norme/transgression, propres à ces zones de mobilité urbaines.

Les œuvres ont beaucoup à offrir aux regardeurs, mais ce sont aussi les réceptacles des parcours et des identités plurielles des artistes, autant d’actes cathartiques de leurs angoisses ou de leurs revendications. Karim Kal est franco-algérien, Nengi Omuku est anglo-nigérianne. Cette double nationalité est omniprésente. Source créatrice lorsque Nengi Omuku s’inspire d’une comptine anglaise du XIXe siècle dans Ring A’Rose pour éclairer les inquiétudes sanitaires actuelles, ou encore lorsque Karim Kal photographie le rivage aux environs d’Alger pour La Mer à Fort-de-l’eau, donnant à voir, dans cette obscurité incertaine, l’avenir non moins certain des individus qui se lancent dans la traversée méditerranéenne. Les deux artistes incarnent alors avec justesse et partagent dans leurs œuvres ce qu’Okwui Enwezor appelait « la citoyenneté flexible » : cette nécessité de faire entendre la voix des identités contrastées et multiculturelles, de la porter haut et fort.


Image en une : Vues de l’exposition « À corps défendant » de Karim Kal et Nengi Omuku, La Galerie Centre d’Art Contemporain de Noisy-Le-Sec. Photos ©Aurélien Mole


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