Kay Zevallos Villegas
Désirer « l’indésirable »
… si je parle de l’honnêteté des mœurs, de l’équipe à l’égard des inférieurs, si peu pratiqués en France, et de la fermeté à mépriser et à fuir les vicieux de qualité, je remarque à leur embarras qu’elles me soupçonnent de parler la langue péruvienne, et que la seule politesse les engage à feindre à m’entendre.
(Lettre 34)
Françoise de Graffigny, Lettres d’une péruvienne
Ce portrait est né d’une actualité, celle de Kay Zevallos Villegas, artiste péruvienne vivant et travaillant à Paris, actuellement en résidence à la Cité internationale des arts, à travers son exposition personnelle« Les indésirables. Cartographie du désir », présentée en ce moment à l’Alliance française de Lima. Il y a quelques mois, le 21 juillet dernier, une première version avait été censurée quelques heures seulement après son ouverture à Iquitos, dans l’Amazonie péruvienne où elle a grandi. Le communiqué émanant de l’artiste, qui invitait à soutenir le projet interdit en signant une pétition, se terminait par ces mots : « Nous sommes libres de nous exprimer et d’aimer librement, si les institutions gouvernementales commencent à censurer la liberté et ne reconnaissent pas les droits des personnes, ne doutons pas que des actions comme celles-ci motivent la discrimination, la violence et les crimes de haine ». Après la tentative manquée de coup d’état le 7 décembre dernier et l’annonce par l’Alliance française, en plein accord avec l’artiste, du report temporaire de l’inauguration de l’exposition par respect et en solidarité avec les Péruviens, le sort semblait s’acharner. Mais il n’y a pas de fatalité et le vernissage a finalement eu lieu le 14 décembre, malgré les inquiétudes suscitées par l’actualité. Le même jour en effet, le gouvernement déclarait l’état d’urgence. De l’aveu de l’artiste, la situation se dégrade de jour en jour. L’exposition est placée sous le commissariat de l’artiste originaire d’Iquitos, Christian Bendayán, qui se consacre également à la promotion d’artistes amazoniens.
Tout à la fois danseuse, chorégraphe, performeuse, comédienne, metteuse en scène, plasticienne, Kay Zevallos Villegas – « Kay », de son nom d’artiste – dirige la compagnie de théâtre et de danse basée à Paris, Création Siento, qu’elle fonde en 2016 tel un laboratoire de création contemporaine. Sa formation artistique se bâtit entre le Pérou, l’Argentine et la France. Diplômée en 2012 de l’université des Arts de Buenos Aires (UNA) en tant qu’interprète danse et théâtre, elle poursuit des études de metteuse en scène et de dramaturge à l’université de Nanterre, d’où elle est diplômée en 2020. Elle crée sa première chorégraphie, Entre dos mundos (2010), avant même de passer son premier diplôme ; sa première mise en scène de théâtre, Immigrantes, en 2012. Six ans plus tard, elle présente au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, à la Cartoucherie de Vincennes, Lettres péruviennes, librement adaptées du récit épistolaire de Françoise de Graffigny publié en 1747, qui raconte l’expérience de Zilia, jeune femme capturée par des conquistadors espagnols au Pérou avant d’être forcée de faire un voyage dans la France de Louis XV. Les lettres qu’elle adresse à son amant dont elle est séparée, font le récit de son adaptation à la langue et la culture françaises. L’artiste signe une adaptation contemporaine entre récit et danse, réel et virtuel.
Les traditions et les mythes de l’Amazonie péruvienne, terre de son enfance, imprègnent l’ensemble de son travail. Kay cherche à traduire ses investigations anthropologiques par le biais de ses créations artistiques. Son travail entrelace mémoires individuelles et collectives à la jonction de la tradition et la modernité, pour s’inscrire dans une réflexion sur les relations postcoloniales entre l’Europe et l’Amérique du Sud. Chez elle, la cartographie, comprise comme un réseau de liens existants ou à créer, occupe une place centrale. La dimension spatiale relie le corps au monde, les corps entre eux. Dans ses œuvres plastiques, elle fait se rencontrer l’organique et le synthétique, le naturel et l’artificiel, le vivant et l’inanimé. Elle hybride les corps pour mieux les réunir et ainsi obtenir un entre-corps qu’elle se plaît à transformer par le travestissement et le dédoublement, comme l’a expliqué la critique et commissaire d’exposition indépendante Claire Luna. Sur la terre amazonienne, rien n’est figé, tout se transforme.
La série de trente-cinq photographies qui composent« Les indésirables. Cartographie du désir » (2020) constitue la trace d’un voyage documentaire et personnel entrepris par l’artiste. L’histoire récente du Pérou est traversée par de violents affrontements entre l’armée, le Sentier lumineux et le Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA). La population LGBTQ+ a été particulièrement visée par la politique de « nettoyage social » menée par les deux guérillas. « Beaucoup ont emprunté les rivières pour s’échapper, créer de nouveaux territoires, s’y réfugier », explique l’artiste.
Pour comprendre le discours et la représentation de la communauté drag, il faut emprunter le trajet de ces corps invisibles, privés d’existence propre. En 2020, le voyage qu’elle entreprend à Iquitos est cette fois-ci initiatique. Kay l’entreprend afin de séjourner dans la communauté drag, où elle est baptisée du nom d’Estrella. Lors de son initiation, elle utilise les vêtements de ses « sœurs », se transforme à leur rythme et à leur goût, participe aux performances. Comme le souligne Claire Luna, Kay actualise la pratique de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, privilégiant ainsi un regard de l’intérieur pour appréhender une culture, ici une communauté. Le voyage de l’été dernier est tout aussi initiatique. L’artiste est la première femme cisgenre à entrer dans la communauté drag d’Iquitos. Elle termine son initiation rituelle en prenant le nom d’Estrella Ice, celui de la mèrede la maison dont elle dépend, et peut maintenant monter sur la scène pour en défendre les couleurs lors de battles dansées. Maquillée et parée selon les mêmes codes que n’importe quel membre de la communauté drag, Kay aka Estrella Ice fait ainsi partie de la famille, à tel point que, sous les épaisses couches de maquillage, peu se doutent qu’il s’agit d’une personne assignée femme à sa naissance. « La première fois que j’ai dansé sur une scène LGBTQ+, la personne qui m’a présentée au public a précisé que j’étais une femme biologique. On me prenait pour un homme », confie-t-elle avant de lâcher : « Tout le monde peut être drag ».
Où qu’elle soit, tout semble ramener Kay à l’Amazonie péruvienne, à l’entrée de l’immense forêt équatoriale qu’aucune frontière ne saurait contenir et qui occupe soixante pour cent du territoire national péruvien. On est loin pourtant ici des clichés de l’immensité d’une jungle luxuriante traditionnellement véhiculés dans la presse occidentale. L’Amazonie de l’artiste est urbaine et délaissée, abandonnée de l’État dans un pays très centralisé. Dans ce retour permanent à Iquitos, l’artiste semble nourrir une fascination qui remonte à l’enfance et un sentiment contradictoire qui traverse la région, la définissant à la fois comme douce et violente, hospitalière et assassine. En 2019, elle performe sur la place du marché de la ville, utilisant la gloriette qui en occupe le centre du même coup comme scène et corps de l’action performative. Le monument a été offert à la ville par la communauté chinoise et est connu sous le nom de « La Glorieta », qui donne son titre à la performance (2019) ainsi qu’à la vidéo (2020) et à la série photographique (2020) qui en sont issues. Elle dresse un banquet reconstitué avec des fruits et autres produits du marché à partir de la peinture El banquete (2013) de Christian Bendayán, pour mieux interroger le rôle du spectateur et celui de la femme qui sert de modèle pour le tableau. Pour le public venu consommer les offrandes, elle est un produit comme les autres. Chaque prélèvement dans cette montagne orgiaque de nourriture engendre de la part de l’artiste une auto-violence physique et symbolique. La performance s’achève lorsqu’il ne reste presque plus rien, sinon des déchets et quelques restes. Elle devient alors elle-même déchet : « Un autre cycle a commencé, je suis devenue un déchet qui sert de nourriture aux autres. La chaîne continue, sur les échelons du pouvoir », écrit-elle à propos de l’œuvre. Du film éponyme réalisé à partir des images de la performance auxquelles elle ajoute des prises de vue de rivières et de forêts alentours, elle fait entrer un nouveau protagoniste, une personne qui se trouvait dans le public lors de la performance. Ici, la mémoire de la ville rencontre le mythique ou le sacré pour fusionner en une seule réalité.
En février 2019, Kay se trouve au Grand Palais, à Paris, où elle participe au salon Art Capital. L’ambiance feutrée, protégée du monde, du salon d’art contemporain contraste fortement avec la révolte des Gilets Jaunes qui gronde alors dans les rues de Paris. La performance Préparation du sacrifice (2019), qu’elle réalise sous la verrière du Grand Palais pendant la foire, est sa réponse. « Si nous ne considérons pas l’art comme un moyen de pouvoir ausculter la condition humaine, il n’atteindra pas son objectif. Il restera un mimétisme au lieu de devenir une création. Pendant mon intervention, deux déchirements se sont produits en même temps : j’ai déchiré un cœur rempli de sable, à l’intérieur du Grand Palais au moment exact où les Gilets Jaunes brisaient le silence des rues parisiennes. Deux cris distants, qui, une fois réunis, reflètent le malaise d’une époque. Sans toutes ces personnes qui manifestent la vie, et donc l’art, l’un et l’autre se vident de leur substance. L’art, s’il est humaniste, doit conduire à une compréhension viscérale de l’être au moment de ses contradictions. » L’engagement politique chez les artistes plasticiens contemporains est rare. Tenter de faire entrer les bruissements de la rue tenus à bonne distance d’un palais de verre où se pressent pour un instant qu’ils croient de gloire les tenants d’un académisme déjà passé et dont le conservatisme transpire du nom même du salon : « Art Capital », c’est choisir résolument le camp des vivants.
L’Amazonie péruvienne est un espace à dévorer. On enlève, on extrait, on arrache, mais les produits de ces extractions ne reviennent jamais dans la ville. Iquitos et ses habitants sont les laissés pour compte d’un système centralisé qui a permis l’exploitation industrielle à très grande échelle de la région. Celle-ci se révèle pourtant plurielle par ceux qui la peuplent et la vivent, par ses histoires, ses croyances, ses traces, multipliant les cosmovisions, les façons dont on perçoit l’univers. Du fait de son absence de lumière, ses ombres sont nombreuses. Elles permettent à Kay d’évoquer une partie occultée de son histoire. À la galerie nationale de Prague, prochainement, l’artiste présentera « Ombre des Amazonies ». Tout à la fois spectacle, installation et performance, la proposition, « projet de mise en scène mutante et d’exposition vivante », est l’occasion pour l’artiste de convoquer la légende du Bufeo Colorado, un dauphin rose vivant dans les rivières du bassin amazonien, qui chaque nuit se transforme en homme pour s’introduire dans la chambre de jeunes filles. La légende serait interprétée en Amazonie péruvienne, notamment dans la région d’Iquitos, au cours de la seconde phase de la « fièvre du caoutchouc » (1942-45), pour justifier les grossesses hors mariage et les viols de mineures, l’homme-poisson étant devenu un homme blanc. À travers cette fable, l’artiste révèle le mystère d’une région que le monde continue de regarder comme un espace tantôt à protéger tantôt à exploiter. C’est que derrière cet « enfer vert », n’est-ce pas le paradis perdu que nous nous évertuons inconsciemment à discerner ? « L’Humanité voit ce qu’elle désire. Elle veut sauver ce qu’elle imagine », écrit Kay dans sa note d’intention pour « Ombre des Amazonies ». Assurément, sur cette terre amazonienne rien ne reste immobile.
______________________________________________________________________________
1 Ante la censura de la exposición “Los indeseables. Cartografías del deseo” de Kay Zevallos, pétition, change.org, https://www.change.org/p/ante-la-censura-de-la-exposición-fotográfica-sobre-la-comunidad-drag-en-la-amazon%C3%ADa-peruana?recruiter=41066882&recruited_by_id=ae4b1d00-550c-0130-11e5-00221968d0e0 Consulté le 15 décembre 2022.
2 Grand succès littéraire de son époque, le roman est ensuite tombé dans l’oubli pendant près de deux siècles avant d’être redécouvert dans la seconde moitié du XXe siècle par le biais des études de genre anglo-saxonnes. Suscitant un nombre considérable de publications outre-Atlantique, l’autrice est considérée comme la figure du féminisme à l’époque classique. Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, France, Duchesne 1780 (1747),
3 Le parti communiste du Pérou Sentier lumineux, en espagnol : Partido Comunista del Perú – Sendero Luminoso (PCP-SL), fondé dans les années soixante-dix par Abimael Guzman qui, en 1980, prend la tête de l’insurrection armée issue d’une dissidence du parti communiste péruvien. Acteur majeur du conflit armé qui a dominé les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix au Pérou et a fait près de 70 000 victimes, le Sentier lumineux est officiellement placé sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis, le Canada et l’Union Européenne.
4 Le Movimiento Revolucionario Tupac Amaru (MRTA) est un mouvement révolutionnaire apparu au Pérou en 1984. Il emprunte son nom, Túpac Amaru, au leader métis qui s’était soulevé contre les colons espagnols au XVIe siècle.
5 Toute pratique ou intention visant à éradiquer les membres indésirables de la société comme les sans domicile fixe, enfants des rues, travailleurs du sexe…
6 Capturé le 12 février 2012, l’ancien chef du Sentier lumineux, Florindo Eleuterio Flores Hala, a justifié les assassinats d’homosexuels et de trans comme des « faits de guerre ». Jordi De Lima, « Perú: cabecilla terrorista recién capturado reconoce haber asesinado a “delincuentes comunes y homosexuales” », DM Dozmanzanas, 27 février 2012, https://www.dosmanzanas.com/2012/02/peru-cabecilla-terrorista-recien-capturado-reconoce-haber-asesinado-a-delincuentes-comunes-y-homosexuales.html Consulté le 10 décembre 2022.
7 Sauf mention contraire, les propos reportés ont été prononcés lors d’échanges avec l’artiste.
8 Art Capital est né de l’union de plusieurs salons vieillissants : Comparaisons, le Salon des Artistes Français, Dessin et Peinture à l’eau, et le Salon des Artistes Indépendants.
9 Kay Zevallos Villegas dans sa note d’intention du projet.
10 Ibid.
Head Image : Kay Zevallos Villegas
- Publié dans le numéro : 103
- Partage : ,
- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez