r e v i e w s

Khiasma / Kadist

par Pedro Morais

Filipa César et Louis Henderson

Op-film : Une Archéologie de l’optique

Espace Khiasma, Les Lilas, 28.03 28.04.2018

&

This is Utopia, to Some*

Kadist, Paris, 11.03 – 13.05.2018

Désormais, pas une seule biennale qui ne cite pas le poète et chercheur en Black Studies Fred Moten — de la Whitney Biennale à la Triennale du New Museum, en passant par la prochaine Biennale de Rennes. Sa notion de « sous-communs » (The Undercommons, 2013), développée avec le théoricien Stefano Harney, replace les pratiques politico-artistiques dans le champ infrapolitique du quotidien, hors du radar médiatique, établissant des convergences stratégiques à travers des relations ayant lieu partout et tout le temps. « Nous sommes attachés à l’idée qu’“étudier” c’est ce qu’on fait avec les autres. C’est parler et marcher avec d’autres personnes, travailler, danser, souffrir — une convergence irréductible des trois, que nous nommons pratiques spéculatives », citait récemment le New Yorker1.

L’auteur charismatique était aussi dernièrement intégré à la documentation de l’exposition du duo Filipa César et Louis Henderson à Khiasma, avec un texte sur le black optimism. Et il faut reconnaître que Moten s’inscrit dans un tournant où les discours sur la blackness tendent non seulement à analyser les discriminations et l’héritage colonial mais aussi à mettre en perspective le futur à partir d’une position particulièrement aiguë pour déconstruire les mécanismes de pouvoir et de contrôle qui gouvernent l’ensemble de la société. L’ambitieux colloque « Black Lens » organisé par les deux artistes avec le directeur de Khiasma, Olivier Marbœuf, à La Colonie, allait dans ce sens, associant les questions postcoloniales à des réflexions sur les technologies de vision (Ruth Wilson Gilmore), envisageant le drone en tant qu’outil de fugitivité (Denise Ferreira da Silva et Arjuna Neuman) ou se tournant vers le très prisé sujet de l’eau et de la gouvernance des océans : la colonisation des mers profondes (Margarida Mendes) ou l’usage de la fiction permettant d’imaginer une nouvelle société subaquatique descendante d’esclaves noyés pendant le « passage du milieu » (The Otolith Group, Erika Balsom).

« Op-film : Une archéologie de l’optique », Espace Khiasma, Les Lilas, 2018. Photo : Romain Goetz.

Si cette discussion a récemment été approfondie dans le champ de l’art en France par le biais de certains lieux défricheurs — Kadist, Bétonsalon, Villa Vassilieff, La Colonie —, force est de reconnaître la place singulière qu’occupe Khiasma, restructurant le principe de la visite en rencontre, et mettant la table (la convivialité ou le repas collectif) au centre d’une logique d’inclusivité qui rappelle fortement SAVVY Contemporary à Berlin (son directeur, Bonaventure Ndikung, était d’ailleurs invité au colloque). Il n’est donc en rien étonnant que l’exposition de Filipa César et Louis Henderson soit structurée autour d’une table lumineuse réunissant documentation, lentilles de Fresnel et objets en verre autour d’une réflexion sur les technologies optiques relatives à la navigation maritime et, dès lors, à une histoire militaire et coloniale. Quel mémoire est ainsi mise en jeu et intégrée par les phares, ces futures ruines à l’obsolescence programmée ? À partir de leur histoire personnelle — Filipa César est originaire du Portugal, l’un des derniers pays européens à reconnaître l’indépendance de ses anciennes colonies ; Louis Henderson est le petit-fils de Peter Shinnie, pionnier de l’archéologie africaine, marié à une Ghanéenne et engagé dans la décolonisation en tant que directeur du musée des Antiquités du Soudan — ces artistes proposent une installation vidéo qui joue des associations distendues pour éviter le surplomb théorique. Cela s’avère plus probant dans la rencontre avec un des derniers gardiens de phare au Portugal, déstabilisant une lecture simpliste oppresseur-opprimé, et sans doute moins quand ils associent à grandes enjambées ces dispositifs optiques et le mouvement Op Art présent lors d’un congrès panafricain à Cuba. La question de l’utopie, souvent associée dans le cadre de ces débats au label très en vogue d’afro-futurisme, prend ici des contours de dystopie, avec l’ombre de la surveillance portée par les nouveaux algorithmes de localisation par satellite. « Les espaces safe qui nous intéressent ne sont pas des utopies, ils ne sont pas situés hors du monde dans lequel on vit et peuvent même partager une part de sa toxicité », évoquait Olivier Marbœuf lors de sa conférence.

« Op-film : Une archéologie de l’optique », Espace Khiasma, Les Lilas, 2018. Photo : Romain Goetz.

L’exposition « This is Utopia, to some » à la Kadist Art Fondation, accueillait quant à elle récemment une œuvre de l’artiste californienne Martine Syms connue pour sa critique de la notion d’afro-futurisme dans un manifeste lancé comme une bombe en 2013 sur la plateforme digitale du New Museum (The Mundane Afrofuturist Manifesto). « Le cosmos ne va pas nous sauver de l’injustice et du fait que le cyberespace a été conçu dans une relation “maître / esclave” […]. Le futur ne peut compter que sur nous. Nous n’avons que cette planète. […] Pas de portails vers des royaumes égyptiens, pas de plongées profondes vers Drexciya, pas d’africains volants pour nous emmener vers la Terre Promise2. » C’est ainsi que son installation vidéo sur quatre écrans emprunte autant au passé — l’artiste rejoue elle-même le scénario du premier film à mettre en scène une femme noire — qu’à l’esthétique de la série télé et de la caméra de surveillance. Dans la version originale du film, le personnage est pris d’un rire involontaire tout le long d’une journée, provoqué par un gaz injecté lors d’une visite chez le dentiste. La version actualisée y rajoute un détail : Martine Syms voit sa consultation médicale interrompue à cause de son manque de couverture santé. Le rire prend alors une tournure plus revendicative. Mais cherchant à inverser les rôles, ce sera la médecin qui mettra en avant la devise, inscrite sur sa blouse : For us, by us. Cette dernière est devenu un slogan emblématique de la décennie passée, rappelant le besoin des minorités de prendre la parole sans la demander et de s’auto-représenter pour court-circuiter la production de stéréotypes à leur égard. Le pragmatisme est en train d’emporter le match face à un certain universalisme français devenu le signe d’une position de privilège qui ne se reconnaît pas comme telle.

This is Utopia, to Some, Kadist, Paris, 2018. Photo : Aurélien Mole.

1 David Wallace, « Fred Moten, Radical Critique of the Present », The New Yorker, 30 avril 2018.

2 Martine Syms « The Mundane Afrofuturist Manifesto », Rhizome, 17 décembre 2013.

* Avec : Steffani Jemison & Justin Hicks, Isaac Kariuki & Tamar Clarke-Brown, Chloé Quenum, Martine Syms, commissariat : Elise Atangana.

(Image en une : Martine Syms, SHE MAD: Laughing Gaz, 2016. This is Utopia, to Some, Kadist, Paris, 2018. Photo : Aurélien Mole.)


articles liés

9ᵉ Biennale d’Anglet

par Patrice Joly

Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE

par Suzanne Vallejo-Gomez