r e v i e w s

Koki Tanaka, A Piano Played by Five Pianists at Once (First Attempt)

par Raphael Brunel

Centre d’art contemporain Passerelle, Brest, du 27 septembre 2014 au 3 janvier 2015

Dans le cadre de Play Time, quatrième édition des Ateliers de Rennes-biennale d’art contemporain, et en tant que lieu associé à l’événement, le centre d’art Passerelle à Brest accueille la première exposition solo de Koki Tanaka en France. Ayant représenté le Japon lors de la dernière Biennale de Venise, cet artiste, aujourd’hui installé à Los Angeles, développe une pratique marquée par une économie de moyens, par la mise en place de procédés empiriques où le hasard tient toute sa place et où le quotidien se voit réinvesti par des gestes en apparence simples mêlant poésie et absurde. Son travail se situe clairement du côté du process et s’attache en premier lieu à saisir ce qu’il advient d’une situation donnée ou d’une contrainte de départ, déterminée en amont par l’artiste.

Cette logique s’exprime particulièrement à travers une série de vidéos entamée en 2010 dans laquelle Koki Tanaka interroge les mécanismes de la création collaborative. Ainsi demande-t-il à neuf coiffeurs de couper les cheveux d’un seul modèle, à cinq poètes et à autant de potiers de s’entendre pour produire un poème et une céramique. Réalisée en 2012 dans un studio vidéo de l’université de Californie à Irvine, A Piano Played by Five Pianists at Once (First Attempt) documente les échanges entre cinq pianistes venus d’univers musicaux différents (classique, jazz, improvisation) relatifs aux stratégies et méthodes à déployer pour répondre au mieux à l’unique instruction donnée par l’artiste : composer une « bande-son pour l’engagement collectif ». C’est confortablement enfoncé dans un sofa, dans un espace moquetté et jalonné de palissades en bois sur l’une desquelles est projetée la vidéo, que l’on découvre les protagonistes de l’aventure, d’abord débattant autour d’une table puis rapidement devant le piano, assis en rang d’oignons, changeant régulièrement de place, pour mettre à l’épreuve les possibilités et les idées émanant de chacun. L’expérience se déroule ainsi à tâtons, tentative après tentative, dans une perspective proche de la musique aléatoire héritée de Marcel Duchamp et John Cage, exploitant aléas et accidents.

De ce brainstorming musical rien n’échappe aux trois caméras qui filment les pianistes avec distance, sans jamais interférer, même lorsque l’un d’entre eux sollicite directement Koki Tanaka pour leur venir en aide. Initiateur de la situation, ce dernier n’en adopte pas moins une attitude de pur observateur – ayant plus à voir avec l’anthropologie qu’avec la télé-réalité –, cherchant à décrypter les rouages de la collaboration et de l’effet de groupe sur des disciplines d’ordinaire hautement individualisées, à en disséquer la complexité, les enjeux et les effets pervers, comme si chaque projet constituait un modèle réduit de nos rapports à l’autre au sein de la société. Koki Tanaka semble explorer ainsi une forme d’« ingénierie de l’intersubjectivité1 » pour reprendre l’expression de Nicolas Bourriaud. S’il s’inscrit clairement dans l’héritage de pratiques issues des années quatre-vingt-dix, cette série d’œuvres témoigne moins d’un intérêt pour le résultat d’une collaboration artistique – ce qui est incarné d’un travail collectif, sa réification plus ou moins mutique – que pour le temps même d’une émergence, d’une négociation, que celle-ci aboutisse positivement ou non. Son œuvre ne réside pas tant dans la musique finalement produite que dans la documentation du cheminement nécessaire pour y parvenir, avec son lot d’essais, de ratages, de discussions parfois tendues, de projections de soi et d’acceptations de l’autre plus ou moins difficiles. Si, en l’occurrence, les protagonistes semblent parvenir à un consensus satisfaisant (il en va tout autrement de l’expérience des potiers), ce « travailler-ensemble » ou ce « faire-avec » requiert un réel effort. La captation de cette session de composition à plusieurs mains se révèle ainsi très instructive sur le plan humain, laissant entrevoir les psychologies et comportements de chacun, les guerres d’égos, les tentatives de s’imposer et les mises en retrait. Des questions liées au genre émergent également : parmi ces cinq musiciens, une seule femme, qui semble par moments avoir du mal à se faire entendre, bien qu’elle apparaisse finalement comme la « clé » de l’expérience.

Véritable manifeste contre le dictat de la finalité et du résultat en art, l’approche de Koki Tanaka nous offre l’occasion rare et fascinante de voir éclore sous nos yeux une communauté éphémère réunie autour de l’acte de création, une vision qui pourrait traduire une certaine naïveté si elle ne tenait compte de toute la complexité des rapports à soi et à l’autre. Une communauté donc, mais soumise, inévitablement, à la négociation.

1 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, 1998, Les presses du réel, p. 85.


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