La grotte de l’amitié à la Maréchalerie, ÉNSA Versailles
« La grotte de l’amitié »
A la Maréchalerie, ÉNSA Versailles
17.05.2024 -> 12.07.2024
Alex Balgiu, Marie Bette, Charlotte Charbonnel, Vincent Ganivet, Brion Gysin, Balthazar Heisch, Laurent Le Deunff, Amélie Lucas-Gary, Ben Orkin, Daniel Pescio, Gianni Pettena, Jean-Jacques Rullier
Commissariat Alexandra Fau
Pour ses vingt ans, le centre d’art La Maréchalerie, situé dans le bâtiment des petites écuries du château de Versailles – un espace tout en hauteur, baigné de lumière à toute heure de la journée grâce à une grande baie vitrée – se trouve métamorphosé en une caverne bleutée. On y entre côté cour, frappé de sentir le plafond nous entourer de si près : des panneaux suspendus au-dessus de nous s’avancent en s’élevant dans l’espace, mimant les parois d’une cavité qui s’ouvre sous terre en invoquant le Merzbau de Kurt Schwitters.
Un premier geste scénographique qui introduit d’emblée la grotte par les ombres qui s’agitent contre ses parois comme autant d’esprits bienveillants et inspirants, un entourage artistique constitué de références théoriques et de rencontres incarnées qui ont guidé Alexandra Fau dans la conception de cette exposition. Renversant complètement le rapport à l’espace et à sa verticalité, la commissaire fait réellement du centre d’art une caverne où s’étoilent les dynamiques de production collective au-delà même de ce projet d’exposition, et recueille en une forme d’incantation les éditions passées et futures des expositions entre ces murs. S’y dessinent, ombres parmi les ombres, les compagnonnages de longue date (par exemple, avec Charlotte Charbonnel et Vincent Ganivet), les relations des artistes à la Maréchalerie et des artistes entre eux dans une cohabitation que l’on revit par un effet de synesthésie. Les panneaux qui forment les parois de la grotte, la lumière bleue (scénographie Alan Purenne) mais encore l’œuvre olfactive de Daniel Pescio (L’évanescence des cavités, 2024) nous cueillent tout de suite à l’entrée, nous saisissent et situent très précisément le lieu et le temps de l’expérience sensible qui nous attend.
À commencer par ces gestes, encore palpables, retenus dans la masse de la laine en lambeaux où l’on voit des creux laissés par des doigts et d’énigmatiques œilletons (Marie Bette, Les, 2023) ; retenus encore dans la masse du bois, sous la forme d’un martyr qui aurait conservé mille traits de coupe comme autant de signes secrets (Vincent Ganivet, Martyr d’Hermès, 2019), tout comme de fausses dents en bois éreintées par la vie qu’on leur a prêtée (Laurent Le Deunff, Chewing-gums, 2010 et Butt, 2017). Des traces ignorées, gardées dans l’ombre de nos bouches comme d’autres, sous de multiples couches sédimentaires, au fin fond de nos terres – restituées ici par un un insecte doré qui nous apparaît sur le côté, instrument topographique capable de matérialiser l’aura d’un lieu invisible à nos yeux (Charlotte Charbonnel, Aura Loci, activation #1). Il y a enfin ces autres traces, ces autres vies rêvées, données à voir uniquement les yeux fermés par la Dreamachine (1960-2024) fabriquée pour l’exposition d’après les instructions de Brion Gysin.
Tissant ces liens entre les œuvres de part et d’autre de l’espace, on tourne autour d’une sculpture placée en son centre : un assemblage de fragments qui dessinent un circuit de formes prises entre organes et bâtiments, imbriquées les unes dans les autres. À force de tourner autour, on saisit qu’en réalité ces fragments ne se touchent jamais vraiment, ce qu’éclaire le titre donné à la pièce : How to Have Sex in an Epidemic : Second Approach (Ben Orkin, 2022). De même, lorsqu’on change de perspective à l’intérieur de l’espace d’exposition, on s’aperçoit que les panneaux suspendus au plafond révèlent de plus en plus d’écart les uns avec les autres : un ciel s’ouvre derrière eux, d’où filtre cette lumière bleue. L’un des panneaux accueille une vidéo, une vision nouvelle au sein de laquelle le feu se propage sous terre, irrémédiablement (Balthazar Heisch, Tombereaux, 2018).
Avançant sous la vidéo, on franchit le mur et l’on passe dans le second espace d’exposition de la Maréchalerie, où soudain la lumière irradie. Cet espace, plus petit, est conçu comme un cabinet d’étude où l’on répertorie les histoires et les mythologies que les grottes contiennent. Elles s’égrènent au fil de dessins (Jean-Jacques Rullier, Le rêve des ruines du palais gigantesque et En montant vers l’ermitage de Gô-Tsang, 2013) ; d’assemblages de textes scannés à échelle 1 qui évoquent de loin en loin une nouvelle forme de Merzbau (Alex Balgiu, ba/ga/pa (pour une nouvelle bibliothèque de l’amitié), 2024) ; mais encore des images de nos cavernes habitées (Gianni Pettena, La mia casa all’Elba, 1978) et de celles qui nous ont précédés (Charlotte Charbonnel, Sans titre (recherches pour le projet du Creux de l’Enfer), 2024).
Avant de partir, il nous faut revenir dans le premier espace de la grotte, traverser son obscurité, atteindre un dernier texte donné à lire et à écouter : Amitié, un nouveau chapitre du roman Grotte (2020) qu’Amélie Lucas-Gary a composé pour l’occasion. Loin d’élucider le mystère de la caverne et des visions qu’elle enferme, les mots du récit achèvent de nous donner à penser l’exposition comme une seule métaphore mouvante et sensible, physiquement perceptible. Une grotte dite de l’amitié car capable de relater la façon dont les œuvres se reçoivent et se répondent dans une empathie profonde, sourdement perçue par nos corps en écoute – nos corps au secret, plongés dans l’environnement de la caverne, de ses mythes et de ses lueurs bleues, respirant sa chaleur et ses parfums terreux.
« En ressortant de la grotte, on vit nos lèvres bleues et le soleil se lever. »(2)
1 Charlotte Charbonnel réalise en 2009 une exposition personnelle à la Maréchalerie, « Rétrovision », ainsi qu’une édition éponyme à propos de la transformation poétique et sonore de l’énergie géothermique en Islande. Vincent Ganivet réalise en 2011 une exposition personnelle à la Maréchalerie, « Travail à la chaîne », ainsi qu’une édition éponyme sur une architecture du risque et du chantier.
2 Amélie Lucas-Gary, Amitié, un nouveau chapitre de la grotte, 2024
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Head image : Vue de l’exposition La grotte de l’amitié. La Maréchalerie – centre d’art contemporain/ ÉNSA Versailles, 2024. Crédit photographique : Nicolas Brasseur.
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Xavier Veilhan au Frac Pays de la Loire , Caroline Mesquita à la Hab Galerie, Nantes, Marion Verboom à la Galerie Lelong « Da Coda », Design Sediments à Huidenclub, Rotterdam, Gina Folly à la synagogue de Delme,
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