r e v i e w s

La ligne trouble à l’Espace Culturel François Mitterrand 

par Andréanne Béguin

La ligne trouble
07.03 au 26.05.23
Espace Culturel François Mitterrand – Périgueux. 

Léa Belooussovitch, Elize Charcosset, Mathieu Dufois, Anthea Lubat, Martinet & Texereau, Célia Muller, Chloé Poizat, Massinissa Selmani, Claire Trotignon, Juliette Vanwaterloo. 
Commissaire : Élise Girardot

Dans le cadre de la saison du dessin de l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord. 

Encre de tatouage, craie, tipex, pierre noire, poudre à maquillage, fusain, scalpel, crayons de couleur, tissus … Cet inventaire à la Prévert, aussi hétéroclite qu’il soit, coexiste pourtant – capturé et rassemblé par le dessin – dans l’exposition La Ligne Trouble. C’est d’abord une grande sérénité qui nous saisit, l’apaisement des traits nets, l’équilibre des couleurs, les respirations entre chaque œuvre, leur autonomie. Le calme bien sûr n’empêche pas la volupté, au contraire, il permet à la virtuosité de s’exprimer avec force : virtuosité des techniques utilisées ; des supports mis à l’épreuve, car feutre, papier de soie, coton, font sortir le dessin du papier ; des sujets traités de l’archive de la réalité à la fantasmagorique ; mais également des reliefs et des aspérités étonnamment atypiques pour du dessin. Les onze artistes, toutes générations confondues, dont le dessin est la technique principale prouvent par la singularité de leur pratique la plasticité illimitée et les potentiels narratifs infinis de ce médium. Loin de ne pouvoir être réduit au papier et au crayon, à son usage périphérique en soutien d’autres formes en volume, il n’est pas question ici de l’ébauche, du croquis, mais d’un dessin qui s’affirme dans sa précision et son acuité et revendique sa fragilité, son imperfectibilité. De cette diversité manifeste, on sent qu’il jaillit toujours d’une nécessité impérieuse et intime de fixer des images, des sensations, d’être au monde ou d’y échapper. 

Léa Belooussovitch, Wrapped bodies – Ahmedabad, Inde, 21 avril 2021, dessin aux crayons de couleur sur feutre, 160 x 120 cm, 2022. Courtesy Galerie Paris-B. Crédit photo Regular Studio

L’exposition progresse ainsi, de la pleine lumière au crépuscule, des silhouettes distinctes à des espaces vides et vidés, du quotidien et du courant jusqu’à l’achèvement de l’onirique. 

Léa Belooussovitch et Juliette Vanwaterloo puisent dans le réel des scènes de sa violence banalisée. À partir d’un travail de collecte d’images, de photographies glanées sur internet, de clichés d’arrestations policières, les deux artistes appliquent ensuite par le dessin des traitements graphiques spécifiques. Dans le cas de Léa Belooussovitch, les crayons de couleur sur feutre abstractisent les contours et les formes dans un flou où seules persistent les couleurs. À l’inverse, dans un mécanisme d’hyper-réalisme, Juliette Vanwaterloo remplace le crayon par un fil et vient broder avec minutie et détails cette brutalité policière, créant un vertige saillant entre le sujet et le support.  

Hyper-réalisme aussi pour la série Westlake de Martinet & Texereau, où les décors désolés d’Hopper auraient rencontré la Californie de David Hockney, avec des représentations dessinées de pavillons photographiés à Los Angeles. Si l’on est ici dans le lieu presque commun de l’architecture standardisé, Massinissa Selmani nous emporte vers des non-lieux, aux constructions architecturales impossibles et non fonctionnelles, des espaces hors-temps et hors-champs. Les lignes des fenêtres, les arrêtes des murs oscillent entre enracinement ou évaporation. Un peu plus loin chez Claire Trotignon, les espaces sont carrément disloqués, passés au scalpel, puis collés et assemblés sans que l’on puisse plus y discerner le dedans, du dehors, le passé de l’avenir, le géologique du spéculatif. La bascule vers l’imaginaire, l’irréel est consommé, et dessin et fiction ne font plus qu’un pour devenir refuge et échappatoire. D’Elize Charcosset à Chloé Poizat, on voyage de boyaux, en cheveux, d’armures en ossement, de la lumière tamisée à l’obscurité noire d’une grotte, d’où gicle pourtant une palette de couleur mélangeant le rouge du Pica Dry au jaune et vert fluo criardes et fantastiques. Cette parenthèse chromatique imaginaire contraste d’autant plus avec les nuances noir et blanc des œuvres de Célia Muller et Mathieu Dufois, qui permettent de traiter l’archive, qu’elle soit familiale, historique ou cinématographique, et d’incarner le travail de mémoire. D’un côté, l’encre de tatouage et papier de soie, par des cadrages déconcertants témoignent de la volatilité du souvenir, et le dessin vient en rappeler la fugacité. De l’autre côté, la photographie s’abandonne à la pierre noire et à sa massivité, transférant la mémoire vers le stigmate, envahissant de ruines des sites dévastés.  

Juliette Vanwaterloo, 1er mai 2016 – Paris, broderie à la main sur coton blanc, 16 x 17 cm, 2020-2021.

Chaque œuvre, par fragment, joue sa participation, sans perturber les autres, et avec des échos plus que des interférences. Échos dans les formes, les contours : la texture chevelue des entrelacs de la série Kundalini d’Elize Charcosset se retrouve dans la matière textile synthétique bleue d’une des œuvres de Chloé Poizat. Les escaliers de Claire Trotigon ne mènent nulle part, pas plus que ceux de Massinissa Selmani. Les mains mi-écorchées, mi-chevalières de la série Gauntlets d’Elize Charcosset, inspirées des Guerrières de Monique Wittig semblent être en suspension, celles de Célia Muller s’étreignent et se retiennent. 

Écho enfin dans les techniques de création : le duo Martinet & Texereau s’échange les feuilles de dessin, chacune complétant et ajoutant l’ouvrage commun. Anthea Lubat, dont l’œuvre nous accueille dans son flottement et son apesanteur dès l’entrée de l’exposition – comme un véritable prologue – utilise avec elle-même cette technique du cadavre-exquis. L’horizon des évènements a été réalisée par dessins successifs sur neuf zones à la surface du papier petit à petit découvertes. Préambule métonymique du cheminement dans l’exposition, cette constellation combinatoire, déployée comme un lichen, devient un paysage où l’on navigue du reconnaissable au trou noir. 

Tout au long de l’exposition, le doute ne cesse de planer, la ligne de se troubler, mais le tout est orchestré par des processus créatifs approfondis, une attention du regard et une précision du geste. 

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Head image : Anthea Lubat, Horizon des évènements, techniques mixtes, 100 x 160 cm, 2020-2021 © Adagp, Paris 2023


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