La vie à elle-même
Centre international d’art et du paysage de Vassivière, 13.06-05.09.2021
Dans un récent article de Nicolas Truong1, le philosophe s’intéresse au concept de « vivant », qui a selon lui récemment supplanté ceux de nature, de sauvage ou encore de biodiversité, et qui est en passe de devenir un concept majeur de la philosophie de l’écologie… Mais comme tous les concepts qui surgissent au firmament de la pensée contemporaine, celui de vivant renvoie à une réalité sociétale : celle d’une inquiétude largement partagée par l’ensemble de nos contemporains concernant le devenir de la part vivante de notre planète2… Le monde de l’art contemporain a emboîté le pas de cette notion, que des philosophes tels que Baptiste Morizot, Frédéric Worms, Philippe Descola ou encore Gil Bartholeyns, ont largement adoptée. Ce sont des ouvrages de ces derniers que l’on retrouve par ailleurs déployés dans l’espace librairie du Ciap de Vassivière – un espace traditionnellement dévolu au background intellectuel qui sous-tend la pensée et, on l’imagine, influence la pratique des curatrices et curateurs. Ici, il s’agit de s’inscrire dans ce paradigme philosophique et de le traduire sous la forme de l’exposition, avec toutes les problématiques que cela soulève lorsqu’on passe d’un champ intellectuel à un champ sensible. Jusqu’à maintenant, on peut affirmer sans trop se tromper que les œuvres d’art étaient relativement « inertes ». Du moins, la seule part vivante qu’elles recelaient étaient de l’ordre du parasitage ou de l’accidentel – insectes bibliophages qui venaient les dévorer de l’intérieur ou rongeurs s’en nourrissant sans vergogne. Quant aux œuvres « vivantes » – disons, pour simplifier les choses, les œuvres composées d’organismes vivants –, elles étaient la part congrue de l’art contemporain, à quelques rares exceptions près, comme celles du regretté Lois Weinberger ou du bien vivant Michel Blazy3. Ce n’est qu’avec la récente prise de conscience de la disparition massive d’espèces animales et végétales causée par les atteintes répétées au vivant que les choses ont commencé à bouger dans le monde de la philosophie et, par ricochet, dans celui de l’art. Aujourd’hui, on ne compte plus les expositions prenant pour thème la défense de la nature, l’anthropocène ou le capitalocène, qui sont teintées d’accents accusateurs envers les supposés responsables de l’apocalypse à venir4.
Le propos de Flora Katz s’inscrit par la bande dans ce vaste mouvement de réflexion autour de la question du vivant : il ne s’agit plus de défendre une cause ou d’illustrer une position mais bien de déplacer le concept de l’exposition en faisant du corpus des œuvres un organisme vivant… De fait, les registres langagiers habituels concernant la plasticité des œuvres ne sont plus très opérants : comment juger « esthétiquement » d’une œuvre qui est censée évoluer au cours de l’exposition ? Et d’ailleurs, à quel moment faut-il la saisir pour pouvoir en juger ? Et quels critères adopter pour pouvoir la « critiquer » ? Faut-il désormais parler d’efficience de leur croissance plutôt que de pertinence narrative ? De leur aptitude à s’acclimater au contexte d’un centre d’art plutôt que de qualités formelles ? Ce positionnement a au moins l’intérêt de reposer la question de l’évaluation des œuvres et de redéfinir rien de moins que la notion du beau (surtout que, s’agissant de cette dernière, elle est principalement liée aux impressions rétiniennes : les œuvres « vivantes » ajoutent une autre dimension généralement ignorée, celle de l’odorat).
Cependant, dans « La vie à elle-même », nous ne sommes pas face à un paradigme esthétique complètement renversé : les œuvres présentées conservent des « qualités » esthétiques « traditionnelles ». Les installations d’Isabelle Andriessen, par exemple, génèrent des formes en volume, qui, bien que produites par la réaction de matériaux qui interagissent, peuvent tout-à-fait rentrer dans un ordre sculptural relativement familier – à condition toutefois de le considérer à un instant t. Les pièces de Bianca Biondi, de même, renvoient à un imaginaire onirique. Bien que la couche de sel bleuté qui les enveloppe produise un effet surréalisant, il n’en reste pas moins que nous nous situons dans un registre narratif assez conventionnel, proche du cinéma fantastique. Les « paniers » de Laure Vigna offrent également des formes a priori banales au regard. Elles participent toutefois d’une procédure de fabrication originale, qui exige de la vannière qu’elle se laisse guider par la résistance de l’osier, faisant référence en cela aux propos de Tim Ingold5. Si la mère de kombucha, de Tiphaine Calmettes, déploie une surface assez homogène dans le bassin qui lui est réservée au sous-sol du centre, ce quasi monochrome très minimaliste ne peut être appréhendé par les critères habituels d’évaluation de la sculpture, tant la dimension olfactive – plus que prégnante – obère toute autre approche. Quant à la proposition de l’artiste américaine Dora Budor, on rencontre avec elle la limite de l’exercice puisqu’au moment de la visite, son œuvre – le recouvrement d’un arbre par une substance grise afin de faire référence au façonnage du paysage par l’industrie du cinéma – avait complètement disparu…
Le « moment » crucial de l’exposition est certainement celui de la salle principale, où le propos de la curatrice peut se déployer à plein, c’est à dire la volonté de penser l’exposition comme un organisme vivant, quasi autonome, livré à son propre développement et offrant à l’artiste la possibilité de « générer des formes contingentes6 ». Si « La vie à elle-même » ne manque pas de soulever des questionnements résolument nouveaux quant au rapport de l’art contemporain au vivant, elle en soulève autant s’agissant des conditions d’appréhension d’une œuvre…
- Nicolas Truong, « Vivant, Histoire d’une notion », Le Monde, daté du 23 septembre 2021.
- et non pas le devenir tout court de la planète, confusion langagière elle aussi largement partagée, lorsque notre bonne vieille Terre en a encore pour quelques centaines de millions d’années devant elle, avec ou sans sa biosphère. Il ne s’agit toutefois plus là d’écologie mais d’astrophysique
- sans oublier évidemment l’œuvre d’Àgnes Dènes, qui réussit à planter un champ de blé aux portes de Manhattan en 1982, réalisant une œuvre éminemment pionnière !
- à propos de laquelle on peut se poser nombre de questions sur l’efficience supposée de telles propositions (comme celle de l’exposition de COAL lors du dernier congrès de l’UICN qui, à mon sens, ne fait que légitimer la position des multinationales sponsors du congrès…)
- Tim Ingold : « Dans un panier fini, l’osier semble se placer là naturellement, comme s’il avait toujours dû adopter cette forme. […] Plus tard, nous avions réalisé que c’était justement cette résistance, la friction provoquée entre les branches repliées les unes contre les autres, qui faisait tenir l’ensemble. » Faire Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, page 63, éditions dehors, 2017.
- cf communiqué de presse.
Image à la une : Tiphaine Calmettes, Les grands manteaux #4, 2020 [détail]. Bassin sur mesure, mère de kombucha, cintre de céramique suspendu. « La vie à elle-même », Flora Katz (cur.), vue d’exposition, Centre international d’art et du paysage, 13 juin – 5 septembre 2021, photographie : Aurélien Mole.
- Publié dans le numéro : 98
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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