r e v i e w s

L’âge atomique

par Agnès Violeau

Sade, La liberté ou le mal, Centro Cultural Contemporaneo de Barcelona,  jusqu’au 15 octobre 2023

L’écrivain Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814) et son œuvre font l’objet d’une exposition au CCCB de Barcelone, à la fois portée par une philosophie des libertés et annonçant les catastrophes produite par la white androcene. Explorant l’héritage littéraire, philosophique et politique de Sade dans la culture des avant-gardes (du début du XXe siècle à nos jours), l’ensemble fait converser voix modernes et contemporaines. “La Liberté ou le mal”,  (d’après “La Liberté et le mal” de George Bataille) invite à repenser les stéréotypes et les normes de nos composantes éducationnelles, à l’aune de la production de l’auteur. La proposition, très scénographiée, se construit autour d’œuvres et de figures intellectuelles ressuscitées (Maurice Blanchot, Michel Foucault, Gilles Deleuze entre autres). Elle souligne l’impact de l’auteur sur les artistes, notamment Surréalistes mais aussi actuels (Guillaume Apollinaire, Salvador Dalí, Toyen, Man Ray, Michael Haneke, Robert Mapplethorpe, Teresa Margolles, Susan Meiselas, Angelica Liddell, Kara Walker …),  et sur la dite culture de masse.

Paul Chan
Sade for Sade’s sake, 2009
Instalación audiovisual, animación de tres canales, 5h 45′ 
Cortesía del artista y Greene Naftali, Nueva York 

Intéressant, une exposition sur un auteur subversif de si grande envergure, soutenue par une mise en espace très attractive  : mobilier rose et noir, parcours immersif au motifs genre Arlequin – voire Barbie masochiste. On comprend dès l’entrée qu’il n’est pas seulement question de l’objet livre et son intimité d’usage, mais d’un sujet plus politique : le corps, physique comme social, contraint. Tout dans l’exposition est pensé dans une adresse aux publics – circuit, rideaux, jeux de lumière – pour construire une expérience de visite singulière. Elle place le.a visiteur.euse dans un rôle de voyeur.se très opportun, rencontrant un espace phénoménal construit. 

Une commande faite à Paul Chan ouvre le parcours. Sade for Sade’s Sake est une projection de figures humaines construisant un étrange ballet d’ombres. Les silhouettes mécanisées à échelle un, prises dans l’espace cinématographique de l’écran, répètent tels des pantins les mêmes gestes de soumission. Le comportement, comme le fantasme et comme sa représentation, enjoint naturellement la présence de l’autre en tant qu’objet de décharge pulsionnelle (ou, selon Freud, le négatif de la perversion). Là où le plaisir personnel répond à la loi sacrée de l’égoïsme, quand l’autre est pourtant nécessaire à l’assouvissement du désir. Dans une quasi pénombre, l’exposition annonce sonder “la liberté d’expression, la transmutation des rôles de genre, le désir, la violence, l’institutionnalisation de la terreur et le rôle de l’imaginaire pornographique dans la société de consommation”. On comprend que l’obéissance se construit sur le plaisir qu’elle provoque. L’exposition suggère par là l’hypothèse de l’auteur comme pré-représentant d’un consumérisme débridé. Un sadisme ordinaire qui serait bâti sur une exaltation pulsionnelle aujourd’hui permanente, bouleversant l’apprentissage social et venant à excéder la dimension individuelle : les machines productivistes lancées pour répondre aux plaisirs excavent les ressources de notre environnement, transformant une action ponctuelle en démantèlement global, voire civilisationnel. 

Salle après salle, le parcours sous-tend un jeu de mise en miroir des récits. Des extraits de films (Pier Paolo Pasolini, Peter Brook) sont projetés. Des entretiens, sur moniteurs placés dans des espaces scéniques individuels, font face à des dessins et œuvres de Toyen, Otto Dix, Mapplethorpe, ainsi qu’à une présentation d’objets d’usage desquels les publics deviennent protagonistes métaphoriquement. L’exposition, surface réfléchissante dans les deux acceptions du mot devient alors métafiction dans laquelle se distinguent les deux côtés du miroir. Illustrant une recherche d’idéologies structurantes, le propos reflète l’appétence de Sade pour le théâtre (notamment lors de son confinement de fin de vie à l’asile de Charenton). Une force de l’exposition, loin de rester sur le terrain de la morale ou de l’histoire, est l’écologie de l’attention qu’elle enseigne : par le temps nécessaire que demande chaque pièce pour être vue, et notre manière plus ou moins choisie d’habiter le décor.

Teresa Margolles
PM 2010, 2012
Instalación, 313 imágenes de portadas del periódico PM, Ciudad Juárez, México, 2010
300 x 1300 cm
Cortesía del artista y Galerie Peter Kilchmann, Zúrich / París
Fotografía: © Marta Gornicka

Un chapitre propose une analyse du mal au XXème siècle et ses représentations dans la production artistique. Les perversions sadiques, autobiographiques comme littéraires, seraient-elles à l’origine des pires maux de l’humanité ? La Shoah a été rendue possible, écrit Hannah Arendt, en partie car des “criminels de bureaux”, des fonctionnaires asservis, ont obéi aux ordres. C’est ce qu’explore la pièce murale monumentale de Teresa Margolles. Plus loin, “8 Possible Beginnings”, projection de Kara Walker, appuie un chapitre sur le malaise colonial. L’oeuvre présente à la manière d’un film de Walt Disney la création de l’identité américaine établie sur des dynamiques d’exploitation humaine : on y voit une série de scènes de lynchage et de violence dans un contexte de mise en esclavage. Plus loin, répondant à la dramaturgie d’Alexandra Liddell, une installation est visible via une construction voyeuriste : un trou dans une cimaise permet la visibilité sur l’œuvre de Susan Meiselas. Me voit-on en train de voir ? Pointant l’acte de regarder comme outil pour faire corps avec un monde construit sur un seul schème, la mise en lumière de notre écosystème est intelligemment conduite par le regard, indissociable dans la définition de l’œuvre d’art contemporain autant que l’exposition l’est. L’habituelle liberté guidée place alors les publics dans la situation de faire partie d’une communauté dominante, par un appel à sa pulsion scopique. 

Est aussi induite la question de la lenteur dans un système de prédation. En contrepoint au “temps long” dans l’étage de la temporalité dont parle Fernand Braudel, la rapidité, celle des événements, est rattachée à la civilisation matérielle. De fait, à la satisfaction immédiate valorisée par le monde néolibéral. Le plaisir y est une marchandise suivant un script normatif basé sur l’efficacité et le produit. Le philosophe Zygmunt Bauman dans son ouvrage La Vie liquide  cible une pensée liquéfiée, par laquelle nous interférons aujourd’hui avec le monde (rien n’est figé mais éphémère, rapide et sans structure). Une modernité liquide qui ne produit aucun sol durable ou persistant. Dans cette absence de structures, la servitude prend naturellement place. N’est-ce pas en partie une corruption mentale bourgeoise (formulée par une perte d’intérêt pour le bien commun au profit du plaisir personnel) qui aurait fait chuter Rome ? À cet égard, ici l’institution répond judicieusement aux attendus de son succès, faisant valoir performativité et agentivité comme levier de fréquentation. L’exposition parlerait-elle de nos attentes sur l’exposition-même ? 

On peut conclure que “Sade, la liberté ou le mal” est inattendue en ce qu’elle offre d’élan réflexif autant que somatique orchestré à l’image du propos : amené ici et là au sein des défis moraux (ex)posés, le corps de l’usager se voit offrir répit à la sortie : une bibliothèque, des fauteuils et une fine sélectiond’ouvrages l’attend. Il peut alors se re-poser, et se soumettre à l’activité désintéressée qu’est la lecture. 

Man Ray  
Monumento a D.A.F. de Sade, 1933 
Impresión en gelatina de plata y tinta, 20 x 16 cm
Fonds de dotation Jean- Jacques Lebel, Musée d’arts de Nantes 
© VEGAP, Barcelona

1  Le terme implique une dominance systémique masculine et blanche à l’ère capitaliste.
2  Voir La littérature et le mal, Faut-il brûler Sade ? (article de Simone de Beauvoir paru en 1955 dans la revue Les Temps Modernes).
3  In Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem: A Report on the Banality of Evil, New York, Ed. Penguin Books, 1963.
4  Voir Histoire et Sciences sociales : la longue durée, Annales, 1958. La conception des “temporalités étagées” serait venue de l’expérience de l’enfermement faite par l’auteur.
5  In Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Editions Pluriel, 2005.
6  Sur le postféminisme, la théorie queer, le post-porno, le théâtre contemporain, le cinéma d’avant-garde etc.

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Head image : Bernard Noël, Escena VI de la obra de teatro Le retour de Sade, 2017
Audiovisual 6’46’’ Dirección: Guillem Sánchez Garcia
Reparto: Clàudia Abellán (secretaria) y Joel Cojal (Sade)
Producción del equipo de audiovisuales del CCCB, 2023

  • Publié dans le numéro : 104
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