L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard
L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch, Les Moulins de Paillard • Poncé sur le Loir, 27 avril ➜ 4 août 2024, puis 07 septembre ➜ 23 octobre 2024
Les Moulins de Paillard constituent une véritable utopie. Celle-ci est localisée dans une ancienne papeterie sarthoise datant du XVIIIe siècle. On y rencontre toutes sortes d’artistes. Des chanteurs et des chanteuses réinventent le répertoire de Monteverdi à partir des poèmes de Dino Campana, des danseurs et des danseuses improvisent dans la prairie… Il faut dire que j’ai découvert l’endroit le jour du second tour des élections législatives, le 7 juillet dernier, et que l’existence de cette bulle de résistance pouvait être remise en question du jour au lendemain. Le centre d’art et lieu de résidence est dirigé depuis 2010 par un joli couple d’artistes américains, Shelly De Vito et James Porter, fées bienveillantes à l’enthousiasme communicatif. James a l’allure d’un pirate à l’humour pince-sans-rire tandis que Shelly prend la posture d’une tragédienne pour annoncer que le crémant est servi. Cette exposition dit beaucoup de la malice et de la vivacité d’esprit des commissaires. Son titre même en donne le ton. Il renvoie à l’éternuement le plus célèbre de l’histoire du cinéma : celui de Frederick Ott, modeste employé du laboratoire d’Edison spécialisé dans la recherche en lumière électrique et en image animée, filmé en train de priser du tabac… Ce qui provoque chez lui une crise d’éternuement. Ce premier gag burlesque de l’histoire du cinéma, réalisé en 1894 par William Dickson dans les studios Edison, exprime l’humour et la dérision des commissaires. Déjà par le choix des œuvres, « florilège » de l’absurde autant qu’anthologie de l’humour noir (pour reprendre le titre du recueil d’André Breton, paru en 1940). Depuis l’entrée de l’exposition, on aperçoit la vidéo de Francis Alys, road-trip qui voit s’écraser la Volskswagen de l’artiste contre un arbre du jardin botanique de Culiacan, au Mexique, le 20 mars 2011 (Game Over, 2011). Plus loin, un colleur d’affiches de métro parisien recouvre peu à peu chaque image jusqu’à dévoiler l’explosion, puis la combustion d’une voiture (Éric Baudelaire, Sugar Water, 2007). Vision anti-spéculaire de l’accident qui, décomposé, se révèle aussi anecdotique qu’une réclame publicitaire. C’est justement en regardant les 71 minutes de cette vidéo, qui met à rude épreuve notre patience, que nous commençons nous-même à éternuer frénétiquement… Car la température de ces anciens moulins avoisine les 18 degrés, même en été.
Mais commençons par le début. L’espace d’exposition est composé d’un labyrinthe de pièces au calcaire décrépi et à la fonction industrielle mystérieuse – ce qui en fait tout le charme. La première salle présente une série de 12 impressions encadrées de bois clair. Sur chacune d’entre elles figure une photo de presse d’un cheval de course franchissant la ligne d’arrivée, découpée dans le journal libanais Al Nahar. Des notes griffonnées à même le papier indiquent la longueur de la piste, la durée de la course, et surtout les paris émis par les historiens libanais, fervents supporters de ces compétitions dominicales. Les pronostics portent naturellement sur le franchissement de la ligne d’arrivée, et notamment sur la distance entre le nez du cheval et celle-ci, dont témoigne la photo-finish. Ces archives, issues du carnet du docteur Fadl Fakhouri, ont été collectées par l’artiste Walid Raad, exilé aux États-Unis en 1983 en raison de la guerre civile du Liban (1975 – 1990). Le « Carnet n° 72 » intitulé Missing Lebanese Wars, et daté de 1989, acquiert alors la force d’une métaphore. Celle de l’approximation qui préside à toute vérité historique, en particulier celle de la guerre. Dans les deux situations, témoigner d’une quelconque victoire est impossible. La science historique est alors renvoyée à celle des probabilités. Cette œuvre introductive joue le rôle de manifeste dans une exposition qui confine la réalité à la fiction, voire à la déraison.
Plusieurs films et vidéos de l’exposition jettent alors le trouble. Est-on certain d’avoir vu le rayon vert filmé par Tacita Dean au large de Madagascar dans The Green Ray (2001) ? Ce phénomène naturel, extrêmement rare, nous apparaît, par temps clair, sous la forme d’un mince faisceau vert au dernier rayon du soleil. Signe annonciateur de changement pour les marins, instant décisif lors duquel il serait possible de « lire dans ses propres sentiments, et dans les sentiments des autres » (dans le film éponyme d’Éric Rohmer en 1986), le phénomène a tout du hasard objectif défini par André Breton dans Nadja (1928), coïncidence objectivement constatable – ici par le film qui ne prouve absolument rien, sinon le mythe lui-même. Au bout d’une enfilade de salles, dans lesquelles sont disposées dans des pupitres des gravures anciennes de cadrans solaires, le film de Werner Herzog, Fata Morgana (1971) est projeté une fois par jour. Dans le désert du Sahara, le cinéaste allemand traque les mirages – qu’il ne conçoit pas comme des hallucinations, mais des effets d’optique, et donc la réalité même. La brume de l’horizon devient un océan, les courbes des dunes filmées en travelling évoquent celles d’un corps allongé. Ovni cinématographique tourné sans scénario, et qui doit donc sa réussite à la magie du montage, ce film rejoue l’histoire de l’humanité en trois chapitres (« La Création », « Le Paradis », « L’Âge d’or »). La civilisation, désœuvrée ou exploitée, s’efface devant les paysages nus, lunaires, absurdes et mélancoliques. Dans la salle mitoyenne, un film montre une barque remplie de pierres qui flotte au milieu d’une rivière. Soudainement, l’embarcation coule en quelques secondes. Quelques remous écumeux, puis plus rien. Avec Couler un tas de pierre (2007),Katinka Bock explore de façon incongrue la poussée d’Archimède. Le film Super 8, en noir et blanc, emprunte à l’esthétique de l’archive documentaire autant qu’au polar. Nous assistons bien à une disparition. Les secondes qui précèdent cet anti-événement maintiennent un suspense somme toute dérisoire tandis que le passage à l’acte pourrait passer inaperçu. Thierry Davila, alors conservateur au Mamco de Genève, aurait pu intégrer le film de Katinka Bock à son essai De l’inframince. Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours (2010). Cette étude de l’imperceptible écrit une histoire de l’art qui « produi[t] des intensités par soustraction ». Ce presque-rien, drôle, absurde, tout en échappant à l’ironie mordante, a la qualité des chemins de sable, ou des traces de pas dans la neige.
Head image : Walid Raad, Notebook volume 72: Missing Lebanese wars. Courtesy the artist and Paula Cooper Gallery
- Publié dans le numéro : 109
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- Du même auteur : Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror, Jibade-Khalil Huffman, Dancing Machines,
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