r e v i e w s

LaToya Ruby Frazier, Performing Social Landscapes

par Alexandrine Dhainaut

Carré d’art, Nîmes, du 16 octobre 2015 au 13 mars 2016

LaToya Ruby-Frazier fait partie de ces artistes qui en imposent immédiatement, par l’esthétique brute et soignée de son travail, la force de son sujet et le discours qu’elle porte avec un aplomb des plus remarquable. Féministe et activiste sociale, cette américaine de trente-trois ans s’est vue récemment récompensée pour son engagement du prestigieux MacArthur Fellows grant (à la vertigineuse dotation de 625 000 dollars). Un engagement social et politique à son corps défendant, littéralement. Car le travail de LaToya Ruby Frazier repose essentiellement sur l’exposition et la mise en scène de soi ou de son entourage via le portrait photographique ou la performance. Mais ce cadre intime et familial sert chez elle l’intérêt collectif, devient outil de dénonciation des inégalités sociales. Dans l’exposition que lui consacre le Carré d’art de Nîmes, on entre dans le travail de LaToya Ruby Frazier par son versant performatif. La série de dix photographies noir et blanc A Human Right to Passage montre l’artiste toute de blanc vêtue brandissant sur la jetée 54 de New York des drapeaux imprimés d’images existantes évoquant les mouvements de population passés (immigrants, vétérans, rescapés, de passage, de retour, en rétention ou en voie d’expulsion). En confrontant ou en mettant en dialogue le présent d’un paysage urbain avec les images d’un passé récent, l’artiste-sentinelle veille à ce que l’amnésie ne gagne pas totalement les esprits. Ces mêmes images ont également été imprimées sur des toiles de jean (le fameux « denim », originaire de Nîmes) suspendues au moyen de poutres d’acier qui font directement écho à la vidéo Everybody’s Work is Equally Important. Cette performance filmée montre l’artiste vêtue de jean de pied en cap, menant une action sur le trottoir devant une boutique Levi’s Photo Workshop de Soho. Contre le bitume, elle use jusqu’à la corde son pantalon par des gestes de frottement répétitifs. Pourquoi s’en prend-elle donc au roi du rivet et de la petite étiquette postérieure ? Parce qu’une campagne publicitaire de 2010 de la célèbre marque érigeait Braddock, sa ville natale, comme la hype de la sape, surfant sur une esthétique « brute » tendance. C’est contre la récupération et l’indécence de slogans tels que « Go Forth » (ce à quoi l’artiste répond ironiquement « Where? »), « We Are All Workers » ou celui qui donne son titre à l’œuvre, que la jeune femme s’insurge. Elle détourne alors à son tour les images léchées signées Levi’s en les opposant à la réalité des habitants de Braddock qui ont, par exemple, vu leur hôpital être détruit (série de photolithographies Campaign for Braddock Hospital (Save Our Community Hospital)).

LaToya Ruby Frazier, Mom and Me in The Phase, 2007. Tirage gélatino-argentique monté sur carton, 50,8 × 61 cm. Courtesy Galerie Michel Rein, Paris. © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Mom and Me in The Phase, 2007. Tirage gélatino-argentique monté sur carton, 50,8 × 61 cm. Courtesy Galerie Michel Rein, Paris. © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Landscape of the Body (Epilepsy Test), 2011.  Tirage gélatino-argentique monté sur carton, 60,1 × 101,6 cm. Courtesy Galerie Michel Rein, Paris. © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Landscape of the Body (Epilepsy Test), 2011. Tirage gélatino-argentique monté sur carton, 60,1 × 101,6 cm. Courtesy Galerie Michel Rein, Paris. © LaToya Ruby Frazier

Ne pas être dupe des médias, confondre par la réalité et donner sa vision des choses : voilà ce qui fonde le travail documentaire de Ruby Frazier. Avec sa série noir et blanc The Notion of Family, elle tient la chronique photographique de trois générations de femmes – elle-même, sa mère et sa grand-mère – et, par elles, montre le déclin économique et social de cet ancien fleuron de la vallée de l’acier désormais l’un des symboles de la désindustrialisation des États-Unis. Directement ou indirectement, elle y explore les liens entre leurs corps marqués et malades (sont évoqués les problèmes neurologiques de la mère, le cancer de la grand-mère, la maladie auto-immune dont elle-même souffre), et le paysage délabré et pollué de cette « ville fantôme ». En filigrane, la faillite d’un gouvernement, la paupérisation des Afro-Américains qui sont désormais les seuls à y vivre, l’abandon des pouvoirs publics et l’absence d’une communauté des livres d’histoire. Alors, oui, les visages y apparaissent globalement graves. Le sujet l’est tout autant. Montrées sans fard et dans le décor le plus trivial, la mère et la fille posent devant un rideau, un radiateur, une pile de vêtements, sans misérabilisme aucun, avec une force et une justesse prenantes. L’angle est souvent frontal mais la mise en scène joue également des effets miroir et du lien filial (elle implique sa mère dans la composition des images). Pour celle qui aime à se présenter comme une citoyenne et une artiste, la photographie est clairement un moyen de résistance et d’interpellation. En portant les images et les voix des inaudibles et des occultés de la société et de l’histoire, LaToya Ruby Frazier double son activité artistique d’un activisme politique. De toute façon, elle les a toujours pensés indissociables.

 

LaToya Ruby Frazier, Corporate Exploitation and Economic Inequality, 2011. © LaToya Ruby Frazier

LaToya Ruby Frazier, Corporate Exploitation and Economic Inequality, 2011. © LaToya Ruby Frazier

 

 

 

 

 

 

 


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