Laura Lamiel
Les yeux de W,CRAC Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, Sète, 16.02- 19.05.2019
J’ai longtemps eu la sensation, face aux travaux de Laura Lamiel, de me tenir au pied d’une œuvre dans laquelle je ne parvenais pas à entrer. Comme si l’attirance pour ses surfaces luisantes et réfléchissantes me maintenait résolument à distance, en dehors. J’ai pensé que cela tenait peut-être à la nature parcellaire et isolée des pièces que j’avais pu voir jusque-là : une cellule de trois pans de cuivre solidarisés par des serre-joints dans « Un ange en filigrane » à la galerie Marcelle Alix en 2017, un passage entre lumière et ombre peuplé d’objets meurtris pour « Incorporated » à Rennes en 2016. Je passais sûrement à côté. Jusqu’à comprendre, à l’occasion de l’exposition d’ampleur que lui consacre le CRAC de Sète, que cette expérience du seuil, sans cesse reconduite au sein du parcours conçu par l’artiste, était ce que son œuvre mettait en tension. Comme un lieu ni intérieur, ni extérieur, un état pour appréhender la sculpture, sa condition. Et, au beau milieu des pièces, il s’agissait de se tenir constamment au bord.
Ainsi, au cours de la déambulation qui nous conduit d’une œuvre à une autre, nous ne cessons de nous pencher, les pieds à l’aplomb des espaces que l’artiste a creusés dans un plancher, à la lisière d’un jardin d’encens méticuleusement ratissé, le front contre la vitre sans tain des cellules, au-dessus de tables dont le revers est reflété par un miroir. Parce que nous nous tenons au bord, il faut lancer notre regard pour atteindre les œuvres, le faire circuler et sans cesse le refocaliser, qu’il soit amené à lécher les murs d’une pièce habitée principalement par le vide ou à se poser sur les détails qui garnissent les bureaux, petites notes caviardées, photos en noir et blanc griffées. Le titre « Les yeux de W » évoque cette traversée optique, le regard oblique que nous devons, en dépit d’une grammaire plastique dont les éléments sont récurrents, perpétuellement réhabituer à la lumière et à l’échelle changeantes des pièces.
Pour une des installations les plus marquantes, L’espace du dedans, le plancher a été ouvert à plusieurs endroits de manière à former des espaces en creux, habillés de cuivre, d’asphalte ou simplement de lumière. Au bord et à l’intérieur de ces incises, l’artiste a placé un ensemble d’objets, valises en cuir, gants de travail ou livres. Ces tableaux creusés évoquent une photo de l’atelier de l’artiste représentant une niche qui, façonnée dans un des murs, accueille un ensemble d’objets. L’atelier de Laura Lamiel a été largement sondé par Anne Tronche dont les écrits ont contribué à mettre au jour ses procédés de travail, la configuration et reconfiguration perpétuelle d’éléments entre eux. L’autrice y fait notamment remarquer comment l’artiste avait commencé à lier des objets banals, traînant dans l’atelier, aux surfaces lisses et planes qu’elle manipulait alors, issues d’un minimalisme monochrome à la Robert Ryman : « il lui sembla que ces objets marqués par l’usage, déformés, salis, avaient la capacité de réduire l’apparente neutralité des modules voués à la pureté du blanc, non pas en se rajoutant à l’espace de l’œuvre sur un mode arbitraire, mais en se posant comme catalyseurs de la vie même[1] ». L’espace de l’atelier, qui a pendant quelques années confiné le travail de Laura Lamiel, peu montré en dehors, s’ouvre ici avec tous ses objets et procédés, en même temps qu’il borne l’exposition. Les surfaces vitrées ou cuivrées qui composent les cellules sont toujours à la mesure de ce que l’artiste a pu manipuler seule et les photographies de l’atelier imprimées sur de l’émail ou des miroirs jalonnent les salles. Cette « vie même », l’énergie, parvient à circuler entre ces modules et les salles immenses qui les hébergent. Chaque sculpture intègre ses propres moyens d’éclairage, au sol courent les fils, les tuyaux de cuivre. En plusieurs endroits, de longs parallélépipèdes émaillés, modules minimalistes blancs, pourraient se confondre avec des plinthes couvant un réseau électrique. Tout en évoquant l’antre méditatif de l’atelier, certaines pièces semblent emprunter à l’Asie orientale, et notamment au Japon, des formes et une sensibilité proches d’un bouddhisme zen. Tandis que L’espace du dedans convoque l’image des horigotatsu, ces espaces en creux ménagés dans les planchers japonais autour desquels on s’installe pour manger, la pièce Ozô, champ de morceaux de résine d’encens et de brûloirs en laiton, a quelque chose du jardin zen parfaitement nivelé au bord duquel le râteau repose encore.
Laura Lamiel dit que W n’a rien à voir avec Georges Perec
et le « Souvenir d’enfance ». L’exposition est néanmoins traversée
par la mémoire, « le temps du déplacement[2] »
qui a vu chaque élément s’agréger en sculpture au cours de plusieurs années,
être recombiné avec d’autres. Elle est aussi habitée par le temps de notre propre
déplacement au sein des espaces que l’on ne cesse de se voir traverser. On
aperçoit son reflet lointain dans la vitre sans tain de la pièce suivante,
comme une projection dans le futur. On voit son visage passer au-dessus des
tables. Et, alors que l’on se tient au milieu d’un ensemble de cellules
blanches, les miroirs brisés des rétroviseurs du passage que l’on vient
d’emprunter clignotent en notre direction comme pour nous rappeler en arrière.
Ils renforcent l’impression que nous sommes résolument entre les espaces et non
en leur sein. Aussi j’imagine W, initiale isolée, en héroïne de Marguerite Duras,
« les yeux rivés à la fenêtre éclairée [écoutant] le vide – se nourrir,
dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où
d’autres sont. De loin, avec des doigts de fée, le souvenir d’une certaine
mémoire passe[3]. »
[1] Anne Tronche, Laura Lamiel, la pensée du chat, Actes Sud / Crestet centre d’art, 2001, p. 17-18.
[2] Ibid, p.19
[3] Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, éd. Gallimard, 1964. p.63.
Image en une : Laura Lamiel, vue de l’exposition « Les yeux de W », salle n°1, L’espace du dedans (séquence 3), 2014-2019, CRAC Occitanie.
- Publié dans le numéro : 90
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- Du même auteur : Merlin Carpenter - "What’s so elastic about you ?", Abraham Cruzvillegas, Dector & Dupuy, Playground festival, Lola Gonzalez, Veridis Quo,
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