Lawrence Abu Hamdan au Frac Franche-Comté
Lawrence Abu Hamdan, « Aux frontières de l’audible »
Commissariat : Sylvie Zavatta
Frac Franche-Comté, Besançon,
Du 19 novembre 2023 au 14 avril 2024.
Artiste jordanien d’origine libanaise né à Amman en 1985, Lawrence Abu Hamdan s’est d’abord consacré à une pratique musicale avant de produire une œuvre plastique protéiforme, relevant autant de l’installation que de la vidéo, la sculpture, la photographie, la performance et le documentaire, qu’il soit audio ou narratif. Son travail explore les dimensions politique, juridique et sociale du son et de l’écoute. À Besançon, le Frac Franche-Comté, qui possède deux installations de l’artiste, a la bonne idée de lui consacrer sa première exposition monographique en France, rattrapée malgré elle par l’actualité dramatique au Proche-Orient. Intitulée « Aux frontières de l’audible », celle-ci s’inscrit dans une programmation informelle qui révèle le dialogue entre arts visuels et dimension sonore. Depuis 2006, l’institution bisontine construit sa collection autour de la question du temps, et par conséquent, du mouvement, de l’espace, de la mémoire et de la durée. Si l’artiste fait figure d’ovni dans le milieu de l’art contemporain, c’est sans doute parce que son art est influencé par son autre métier, celui de « Private Ear », enquêteur indépendant spécialiste de l’écoute, dont les investigations portent sur le son et la linguistique et ont déjà eu valeur de preuves devant le Tribunal britannique de l’asile et de l’immigration. Elles servent également pour le plaidoyer d’organisations telles que Amnesty International ou Defence for Children International en collaboration avec les chercheurs de Forensic Architecture. Si ces deux activités sont distinctes, elles ne sont pas tout à fait déconnectées puisqu’elles partagent les mêmes centres d’intérêt, l’humain et ses droits.
L’exposition s’ouvre avec le film « 45th parallel » (2022) qui a pour décor la Haskell Free Library and Opera House, site unique installé à cheval entre le Canada et les États-Unis. Il aborde la question des frontières qui, si elles définissent et divisent un territoire, restent dans la réalité des zones floues dans lesquelles les notions d’État et de citoyenneté sont souvent éprouvées. Le tournage au sein même de cette institution culturelle, l’un des rares théâtres transfrontaliers au monde, permet d’en activer le potentiel juridique et symbolique. Sur la scène, devant deux décors peints à la main qui servent de toile de fond à son propos, le cinéaste Mahdi Fleifel entame un monologue en cinq actes, évoquant des histoires de frontières perméables face à des lois inflexibles. La narration prend pour point de départ une fusillade qui éclata de part et d’autre de la frontière et qui coûta la vie à un jeune mexicain de quinze ans non armé, tué par un douanier américain. L’affaire Hernández contre Mesa est évoquée par l’un des décors peints qui donne à voir le pont en béton transfrontalier reliant Juárez au Mexique à El Paso aux USA. Le procès qui donna raison au douanier va jusqu’à impliquer la question des civils tués par des drones télécommandés depuis les États-Unis. Si le meurtre a pu être jugé aux États-Unis, les 91 340 frappes de drones sur le Yémen, la Syrie, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Irak, la Somalie et la Libye, pourraient l’être également. L’œuvre ne cesse de redéfinir la notion de frontière.
Mais les frontières ne sont pas que terrestres. Lawrence Abu Hamdan questionne les violences atmosphériques dans « The diary of a sky » (2023), qui oblige le visiteur à s’allonger afin de pouvoir contempler le ciel diffusé sur un très grand écran de toile suspendu au plafond. Le projet, débuté en 2006 et toujours en cours, revient ici sur une année – mai 2020 à mai 2021 – de violation de l’espace aérien libanais par les avions de l’armée israélienne. Les raids aériens simulés produisent une nuisance sonore qui a un impact sur les civils. Cette technique d’agression n’est pas nouvelle. Il a déjà été établi que la production permanente de bruit pouvait servir de moyen de torture. Le témoignage d’un survivant de la Seconde Guerre mondiale compare le bruit des avions militaires au déchirement d’une toile cirée, comme si le ciel lui-même se déchirait. Lawrence Abu Hamdan travaille ici la dimension politique du son, venant prouver, à travers une enquête rigoureuse qui rassemble analyses, enregistrements, documents d’archives et témoignages, ce qu’il nomme une « violence atmosphérique » résultant de la pollution sonore omniprésente dans le ciel libanais. Envahi quotidiennement par les avions et les drones de Tsahal qui l’occupent temporairement – en violation de la résolution de sécurité 1701 de l’ONU, formulée en 2006 à la fin du conflit entre Israël et le Liban –, le ciel se charge de fréquences acoustiques qui sont autant d’agressions physiques et psychologiques sur la population. La pièce « repose sur une question essentielle : comment parler de quelque chose d’exceptionnel mais intégré dans la vie quotidienne ? » interroge l’artiste. « The diary of a sky » offre une réflexion historique et politique sur l’utilisation du bruit comme outil d’expropriation, de conditionnement et de contrôle.
En 2017, l’artiste collabore avec Amnesty International et Forensic Architecture, à l’élaboration d’une enquête acoustique sur la prison de Saydnaya, située à vingt-cinq kilomètres au nord de Damas dans la Syrie de Bachar el-Assad. C’est là que, depuis les manifestations de 2011, plus de treize mille personnes emprisonnées comme opposants politiques ont été exécutées, transformant petit à petit la prison en camp de la mort. Les yeux bandés, les détenus sont laissés dans le silence et l’obscurité. Situation inverse de l’installation précédente, elle n’en est pas moins un autre moyen de torture. « Saydnaya (the missing 19db) » se présente comme une « scénographie automatisée contenant une œuvre sonore et une boite lumineuse ». L’ensemble documente de façon visuelle le changement de niveau sonore divisé par quatre qui s’est opéré après 2011 dans la prison de Saydnaya où le moindre bruit est sanctionné. Les films rendent compte de la perte de décibels jusqu’à la disparition de la voix.
Parallèlement, l’artiste poursuit son inventaire des souvenirs auditifs de traumatismes, de catastrophes et de violences. « Earwitness Inventory » (2018) se compose d’une vidéo et de quatre-vingt-quinze objets récupérés ou conçus sur mesure afin de recréer un son spécifique – tasses à café, machine à pop-corn, roue de chariot, chaussures… –, provenant d’affaires juridiques dans lesquelles les preuves sonores ont été contestées ou les mémoires acoustiques sont absentes. Chaque objet raconte une histoire et a joué un rôle important dans la reconstitution de crimes environnementaux ou humains. Les mots qui ne peuvent être dits sont remplacés par des sons. L’installation d’Abu Hamdan réfléchit à la manière dont l’expérience et la mémoire de la violence acoustique sont liées à la production d’effets sonores, le cerveau créant des analogies surprenantes. Elle questionne l’expérience sonore, les souvenirs conflictuels et les débris acoustiques stockés dans l’oreille de notre esprit. Le tout forme une bibliothèque sonore semblable à celles utilisées dans le cinéma pour recréer certains bruits. L’exposition du Frac Franche-Comté s’est construite autour de cet ensemble qui fait partie de sa collection et qui demeure très important pour l’artiste.
Quelle est l’implication politique de nos sons et de nos voix ? Les investigations de l’artiste sont porteuses d’une interrogation sur les vérités révélées par l’arrière-fond sonore de notre monde.Ainsi, « Rubber coated steel », fruit d’une enquête menée sur le meurtre de deux adolescents palestiniens, Nadeem Nawara et Mohamad Abu Daher, abattus par des soldats israéliens en mai 2014 en Cisjordanie, est né de sa participation en 2016 à la campagne « No more forgotten lives » pour l’ONG Defence for Children International. Tournée dans un stand de tir intérieur, la vidéo est la mise en image du son des balles, augmentée de textes qui reprennent les minutes du procès. En amplifiant le silence des victimes, la vidéo interroge la relation entre la vérité et le son et la manière dont les droits sont aujourd’hui entendus.
En 2019, Lawrence Abu Hamdan est lauréat du prestigieux Turner Prize. Cette année-là, l’ensemble des nommés, Helen Cammock, Oscar Murillo, Tai Shani et lui, ont choisi de s’associer pour recevoir collectivement le prix. Cette notion de collectif reflète parfaitement la façon dont l’artiste travaille, en équipe. Ce travail à plusieurs, hérité du fonctionnement du laboratoire scientifique, détonne dans le milieu de l’art contemporain. Dans l’atelier d’ailleurs, personne n’est diplômé d’une école d’art. Lui-même ne se dit pas artiste. « Je me définis comme un Private Ear » affirme-t-il, insistant sur la nécessité de rester indépendant. L’atelier, en tant que lieu de création artistique, l’intéresse dans sa dimension expérimentale. En tant qu’expert de l’écoute, il développe un concept socio-politique de l’écoute qui n’est pas seulement focalisé sur l’audition mais sollicite l’ensemble des sens, engage la totalité du corps. C’est cette politique de l’écoute qu’il tente de retranscrire dans ses œuvres, y parvenant de manière remarquable presque à chaque fois. Loin d’être déconnecté, son art est profondément ancré dans son temps, attentif aux personnes soumises aux violences des entreprises comme des états ou de leur environnement. Pour autant, son travail n’est pas militant à proprement parler. Il « est au service de l’activisme mais n’est pas activiste en soi » précise-t-il. De fait, la présentation muséale n’est pas à elle-même sa fin. Il y a bien d’autres façons de montrer le travail de Lawrence Abu Hamdan, que se soit dans le cadre de festivals de cinéma documentaire, comme outils de scénographie, ou encore sur internet à l’image de « The diary of a sky », projet débuté il y a huit ans et demi et toujours en cours, qui est aussi accessible au plus grand nombre via son propre site en ligne.
Lawrence Abu Hamdan s’efforce d’abolir les frontières disciplinaires entre art et sciences. Artiste engagé sur la question des droits humains, il s’applique à produire une œuvre résolument politique qui dépasse de loin le simple périmètre de l’art contemporain. Avec le projet, présenté au rez-de-chaussée, du navire l’Avenir, premier navire d’une flotte destinée au sauvetage en Méditerranée, de l’artiste et politologue Sébastien Thiéry et du collectif PEROU, le Frac Franche-Comté accueille deux artistes engagés sur la question des droits humains, les deux expositions reflétant l’engagement d’une institution qui a depuis longtemps compris que survivre ne suffit pas.
1 Lawrence Abu Hamdan in conversation with Giulia Colletti, Cura, novembre 2022, https://curamagazine.com/digital/lawrence-abu-hamdan/
2 Guillaume Lasserre, « Bâtir l’Avenir », Le Club de Mediapart/ Un certain regard sur la culture, 17 octobre 2023, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/171023/batir-lavenir
______________________________________________________________________________
Head image : Lawrence Abu Hamdan, The diary of a sky, 2023. Vue de l’exposition Lawrence Abu Hamdan, Aux frontières de l’audible, Frac Franche-Comté, 2023. Courtesy de l’artiste et mor charpentier © Lawrence Abu Hamdan. Photo : Blaise Adilon
- Publié dans le numéro : 107
- Partage : ,
- Du même auteur : Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez