Jérôme Zonder au Casino Luxembourg
Jérôme Zonder, « Joyeuse Apocalypse ! »,
Casino Luxembourg, 7.10.23-7.1.2024
Donnez à Jérôme Zonder un espace grand comme une salle de bal avec son antichambre et ses annexes, il les remplira de dessins, comme parties et comme tout, en travaillant sur les murs, les sols, dans les recoins, avec des découpes et des assemblages, eux-mêmes dessinant dans l’espace et se mêlant à des textes qui font aussi image… Avec lui, l’énumération des types de dessins qui peuvent dialoguer mutuellement semble sans fin.
À l’invitation de Kevin Muhlen au Casino Luxembourg, l’artiste poursuit sur cette voie qu’il a commencé à explorer depuis quelques expositions et où les techniques varient en fonction des sujets et des affects dont ils sont chargés, tandis que l’accrochage crée un environnement rattaché, d’une manière souple mais tout de même affirmée, à une narration : ici, un épisode de la vie d’un jeune homme prénommé Pierre-François (d’après l’un des personnages du film de Marcel Carné sorti en 1945, Les Enfants du paradis), né en 2000. Qu’est-ce que cela signifie ? L’exposition « Joyeuse Apocalypse ! »nous fait découvrir le monde à travers ses yeux à lui, ce personnage inventé, mais que l’on pourrait très bien avoir croisé quelque part, en suivant ses goûts et ses habitudes. Nous le rencontrons maintenant, l’année de ses 23 ans, dans l’apothéose d’une fête qui fait écho à l’histoire du Casino, ancien lieu de réception de la bonne société européenne construit à la fin du xixe siècle, mais également à une autre exposition dont elle évoque le titre, ainsi que la situation à la charnière de deux époques : « Vienne 1880-1938.L’apocalypse joyeuse », au centre Pompidou, en 1986.
Pierre-François, qui a l’âge du siècle, nous inviterait-il à danser pour célébrer la fin de quelque chose ?
Les images, qui peuplent son esprit, sont issues de l’Internet, bien sûr. Par exemple, il regarde et poste des images d’animaux mignons, tel le magnifique petit hamster et ses 206 K ♡, dessiné par Zonder dans un style réaliste et repris en couverture du dépliant de l’exposition. Dans les salles, il est accroché au sein d’un grand pêle-mêle où il côtoie des figures de footballeurs, une allée de supermarché, des slogans, et puis Alex, d’Orange mécanique, dont Pierre-François est une version assagie, vivant ses aventures sur son téléphone et ses consoles de jeux. Sur une deuxième grande cimaise, c’est un autre rongeur qui nous fait les yeux doux, celui-ci est tiré d’un dessin animé. Apparenté à Pikachu, et autres bestioles légendaires caractéristiques de l’imaginaire de toute une génération, il avoisine le M stylisé de McDo, accompagné du slogan « Venez comme vous êtes » qui, dans cette situation, se lit comme un commentaire humoristique, tandis que, non loin de là, les paroles surlignées d’une chanson de Radiohead, sélectionnées pour un copier-coller ou « prêtes-à-chanter », dans l’esprit d’un karaoké, ajoutent une mélodie au brouhaha des images. Et puis, des peintures, les références de Zonder, sont introduites dans la composition murale, toujours via la fiction du personnage qui, vraisemblablement, pourrait, entre une publicité et une vidéo sur YouTube, être tombé sur une vanité ou une peinture religieuse du xviie siècle. Ce mélange fait que cette exposition est globalement d’une tonalité plus douce que les précédentes, où les dessins montraient des enfants hantés par des cauchemars reflétant les horreurs de l’histoire. Ici, le monde qui entoure Pierre-François, devenu adulte, l’affecte ; en cause, les écrans, ou tout du moins des représentations filtrées, si bien que tous les contenus qui nous sont donnés à voir sont lissés, mis bout à bout au même niveau. Le dessin de Zonder est particulièrement efficace de ce point de vue : il fait sentir la manière dont les images, dans leur hétérogénéité même, s’amalgament complètement et finissent par faire système entre elles, sans hors-champ. D’ailleurs, au sein d’une construction faite de panneaux découpés au milieu de la salle de bal, Pierre-François devient lui-même, dans la forme ludique d’un jeu d’optique, un personnage de dessin animé. La tonalité n’est pas optimiste pour autant. Dans une petite salle attenante, on peut sauter d’une case à l’autre d’un jeu de l’oie (ou d’une BD) qui retrace des moments de la vie de Pierre-François sur le mode de la blague et de l’autodérision, les traits dessinés au sol se brouillent peu à peu à notre passage, tandis que les murs sont recouverts de haut en bas d’empreintes de pouces plus ou moins appuyés, créant un paysage de brume pointilliste qui nous laisse sans repères, sans horizon. La voici donc, la joyeuse apocalypse, en son cœur. C’est un jeu, avec des rires, des danses, des chansons, tout va bien, sauf que l’issue, s’il y en a une, est encore mieux cachée que dans un escape game.
1 Ce personnage est déjà apparu dans d’autres expositions – notamment « Fatum »à La Maison Rouge, à Paris, en 2015 –, essentiellement conçues autour de sa sœur, Garance ; si bien qu’au Casino, on pénètre, en quelque sorte, dans la suite d’une « saga » familiale. Mais les meilleures sagas commencent aussi bien par les épisodes du milieu, n’est-ce pas ?
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Head image : Vue atelier Jérôme Zonder 2023
© Marc Domage – Courtesy de l’artiste et de la Galerie Nathalie Obadia Paris/Bruxelles.
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
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