Le Château d’Aubenas

Le Château d’Aubenas
Nouvelles expositions / Hiver 2024
Le château d’Aubenas a ouvert ses portes au public le 6 juillet 2024 installant dans le sud de l’Ardèche un centre d’art contemporain dans un territoire qui n’est pas particulièrement doté en ce domaine. Il faut souligner cette initiative municipale dans une époque qui a tendance à ne vouloir soutenir ce genre d’entreprise que du bout des lèvres. La capitale économique du sud de l’Ardèche a décidé, un peu contre la tendance actuelle qui frappe la culture en métropole et plus particulièrement la pointe la plus avancée de cette dernière, l’art contemporain, d’investir dans ce dernier pour dynamiser l’offre culturelle de la ville en lui offrant une situation privilégiée au beau milieu d’un écrin patrimonial réhabilité à grand frais. Certes la programmation des expositions est éclectique qui couvre un large spectre allant de la photographie contemporaine internationale à ce que l’on pourrait classer hâtivement dans la section art brut mais cet éclectisme ne l’empêche pas de proposer des expositions beaucoup plus « risquées » comme celle qui est proposée actuellement par les deux jeunes curateurs du duo CRO – Alexis Loisel-Montembaux & Félicien Grand d’Esnon.
Trois nouvelles expositions sont donc proposées au public du château, totalement indépendantes, aucune thématique ni proximité formelle ne viennent les relier si ce n’est qu’une attention portée aux questions sociétales mais de manière très large : la volonté affichée par les responsables du lieu est clairement de toucher tous les publics via des formats représentationnels plus accessibles comme celui du duo Île/Mer/Froid ou de la photographe Vanessa Winship pour l’intéresser à d’autres propositions, plus déroutantes et moins faciles d’accès comme J’ai pleuré devant la fin d’un manga proposée par les deux jeunes curateurs. Cette stratégie du cheval de Troie également représentée par l’invitation faite à Gérald Lattier, artiste fortement inscrit sur le territoire ardéchois, semble fonctionner puisque la fréquentation du centre d’art se situe à des niveaux très honorables compte tenu du bassin de population au cœur duquel il est situé. Cela ne veut pas dire pour autant que le gardois soit à considérer avec moins d’attention que les autres : son travail, qui emprunte aux mythologies ardéchoises ou plutôt aux micro histoires locales et aux « petites gens » qu’il peint sur ses supports en bois est tout à fait réjouissant. On se situe dans un rubriquage de la vie quotidienne avec une manière et un format répétés qui font penser à la bande dessinée, entre Robert Crumb et Philippe Vuillemin. Avec l’âge, le dessin de Lattier se fait plus tremblé, la main est moins sûre mais d’autant plus intéressante qu’elle inscrit à même le rendu la patine du temps.
Le duo Île/Mer/Froid se situe également dans une inscription territoriale marquée ainsi que dans une attention au vivant prononcée puisqu’il puise son registre formel auprès des populations qu’il côtoie, empruntant les savoirs de ces dernières, mais aussi s’inspirant du monde sauvage alentour. Il en résulte une espèce de bestiaire sculptural ou les formes animales et végétales viennent hybrider d’imposantes céramiques, tandis que les tissages qui renvoient aux techniques et aux matériaux du cru se déploient dans la monumentalité de la salle du pesage pour former un paysage immersif total.

Le travail de la britannique Vanessa Winship se situe dans une longue tradition de la photographie sociale, dans ce qu’elle s’intéresse aux marges, tant dans ses portraits de personnes que dans son abord d’une architecture résolument non monumentale, délaissée, voire abandonnée. L’attention qu’elle porte aux femmes et aux hommes aussi bien qu’aux architectures n’en fait pas pour autant une peinture misérabiliste de la société, il s’agit avant tout d’un regard sur ce qui échappe généralement à l’attention « moyenne » : arbre aux tronc incurvé sous lequel est garée une voiture aux lignes non moins surprenantes, contrebas d’autoroute où une antilope égarée semble fixer un panneau directionnel, visage sévère de femme lookée, trio d’enfants dans un même uniforme et dans la même posture, avenue canyonesque, simple rond dans l’eau associé à la bordure longiligne qui géométrise le paysage. La photographie de Vanessa Winship n’est pas spectaculaire ni spécialement vernaculaire/fun comme son compatriote Martin Parr mais il s’en dégage une indéniable poésie si tant est que l’on peut caractériser la poésie en photo comme une attention portée à ce qui échappe au mainstream et à l’attendu. À Aubenas, l’artiste expose plusieurs séries de photos qui dessinent un itinéraire mouvant où la peinture sociale s’hybride par moment de pas de côté fictionnels (Black Sea) et où la recherche du rêve américain semble se perdre dans les limbes de la périphérie (She Dances on Jackson). Le centre d’art présente également la série Snow, que la première lauréate du prestigieux Prix Cartier-Bresson n’avait encore jamais montrée : dans cette dernière, l’accent mis sur les marges, l’éloignement et la fragilité devient de plus en plus prégnant.


Avec J’ai pleuré devant la fin d’un manga, changement de registre : le duo de curateurs Félicien Grand d’Esnon & Alexis Montembaux s’attèlent à des problématiques ultra contemporaines dont ils ont défendu la pertinence et la nouveauté dans ce même organe2.
J’ai pleuré devant la fin d’un manga réunit donc une très jeune scène artistique qui explore les nouvelles formes de représentation d’une société où la technologie (numérique) est devenue si prégnante qu’elle peut déterminer un nouveau paradigme sociétal, celui d’une société virtualisée où la présence des divers proxy et avatars, issus des fictions numériques et « des internets » d’une manière générale, s’infiltre de plus en plus dans notre quotidien irl mais aussi, logiquement, dans les imaginaires et les productions des artistes. La proposition de CRO se situe au plus près d’une génération baignée dans ces univers où les situations relationnelles se trouvent radicalement transformées. Le maître-mot de cette révolution est celui d’hybridation : mais une hybridation oxymorique qui fait se côtoyer la high tech avec des représentations néo-médiévales, des personnages zombiesques avec des positions virilistes exacerbées (Tianzhuo Chen, 19.53, 2015), des personnages morbides, voire momifiés mais habillés à la dernière fashion (Julien Ceccaldi), des furries2super lookés qui vont au-delà de l’aspect communautaire qui jusqu’à récemment les cantonnaient dans une semi clandestinité pour convoquer fluidité de genre et inclusivité assumées (AD Minoliti). La séparation entre fiction et vraie vie se trouve de plus en plus fine, la porosité entre monde virtuel et monde réel de plus en plus flagrante : le film de l’artiste anglaise Rachel McLean fait plus qu’emprunter à l’esthétique du shōjo manga3, il en revendique les codes et les situations où les héroïnes doivent surmonter d’innombrables épreuves avant de logiquement en triompher. Presque classique dans son scénario, le film est la matrice d’une installation qui englobe tout un espace du centre d’art et « met en rayon », comme dans un vrai magasin, des poupées à l’effigie de l’héroïne, issue de la fiction (Dont Buy Me, 2022). Certes le dispositif n’est pas nouveau mais chez McLean, l’attention est portée sur l’instrumentalisation de la fiction à des fins consuméristes : la plupart des artistes de J’ai pleuré devant la fin d’un manga partagent à des degrés divers les mêmes préoccupations face à la prégnance de nos environnements virtuels quand d’autres plongent résolument dans cette entre-deux où la réalité se voit augmentée/concurrencée par les nouveaux outils de l’ère numérique (Ram Han < Do not disturb : Director’s Wang Last Prayer >, 2024).
Face au danger d’une captation des imaginaires à des fins mercantiles, les artistes de J’ai pleuré devant la fin d’un manga s’emparent des possibilités que leur offrent les nouveaux outils numériques pour élargir leurs horizons artistiques et proposer des œuvres résolument disruptives.

1. https://www.zerodeux.fr/essais/la-vague-techno-vernaculaire-pt-1/ et https://www.zerodeux.fr/essais/la-vague-techno-vernaculaire-pt-2/
2. Les furries sont des personnes qui se créent un personnage d’animal ou de créature fantastique à apparence humaine, appelé fursona.
3. Le shōjo manga (少女漫画?, litt. « bande dessinée pour fille ») est une catégorie éditoriale du manga, aussi parfois qualifié de « genre », qui cible un public féminin, adolescent ou jeune adulte (Wikipédia).
Head image : Vue de l’exposition J’ai pleuré devant la fin d’un manga, Le Château – Centre d’Art Contemporain et du Patrimoine d’Aubenas, France, 2024-2025. Courtesy des artistes. Crédit photo : Laurent Lecat.
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- Du même auteur : Hilma af Klint, Naomi B Cook, Playground, MAMC+, Saint-Étienne, Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica,
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