Mondes Nouveaux : Léna Brudieux – Open Spaces
Abbaye de Beauport, Paimpol
Jusqu’au 11 novembre 2022
En entrant dans le cloître de l’imposante abbaye de Beauport dont les murs en ruine laissent entrevoir la mer, une odeur de sucres exubérants saute au visage. Rien encore ne se voit dans l’exposition « Open Space » de Léna Brudieux, mais ce qui se respire est bien loin des embruns iodés qu’offre le paysage. La brise qui vient accueillir les visiteur.euse.s est chargée de sucres à tout va : notes de caramel, de barbe à papa et de pomme d’amour. En avançant pour découvrir l’origine de leurs exhalaisons, apparaît une installation de petits bols gris, verts et bruns à taille humaine. De l’eau s’en échappe et ruisselle sur chacun d’eux, formant sillons et traces plus claires. Une fontaine de savons odorants.
Odeurs, formes et couleurs se transforment en pistes. Chacun.e peut sentir et voir ce qu’iel veut, ou ce qu’iel peut. La forme de la première fontaine peut évoquer un réverbère ou des néons, autant qu’une pomme de douche ; et les petits bassins faisant office de réceptacles pourraient tout à fait être des cendriers ou des nénuphars. La fontaine de l’accident matérialise un verre à pied en lévitation, mais celui-ci vit-il un moment ascendant ou descendant ? Vient-il d’être lancé ou est-il sur le point de tomber à terre ? Et la troisième fontaine, celle qui évoque le fait de boire la tasse, est-elle campée sur un bassin d’eau ou dans un moule à gâteau ? La trappe entre-ouverte est-elle salvatrice ou l’eau va-t-elle en déborder pour tout engloutir ?
Léna Brudieux a choisi le sujet de la fontaine pour participer au programme Mondes Nouveaux, pensé par le ministère de la Culture et ainsi illustrer les liens entre jeune création et patrimoine français, entre passé et présent. « La fontaine est le lieu de la rencontre, on s’y croise, on s’y attend, on y fait un vœu » raconte-t-elle « et ce qui est assez surprenant à l’abbaye de Beauport, c’est que contrairement à toutes les abbayes où il y avait justement une fontaine dans le cloître pour que les moines et les moniales de tous siècles puissent s’y retrouver, ici, il n’y en a pas. Ou plutôt il n’y en a plus, on ne sait pas vraiment ». Aucune trace, aucune archive de cette eau douce à côté de laquelle il était possible de discuter quand tous les autres espaces étaient voués au silence. Léna Brudieux redonne vie aux fontaines donc, mais sous une forme fantomatique, sous une forme qui ne durera pas dans le temps : du savon qui fond et des odeurs qui disparaissent.
Le temps est le leitmotiv de l’exposition « Open Space ». Chacune des trois installations incarne un moment suspendu. La première fontaine, celle du cloître où le sucre est omniprésent (voire écœurant) évoque la fête foraine. Chaque petit bol de savon pourrait d’ailleurs dessiner une nacelle prête à mettre toutes les têtes à l’envers. La seconde, dans la salle capitulaire, raconte la pause interminable qui survient lors d’un accident, instant chancelant aux notes d’aldéhydes, d’encens et de clou de girofle. Des notes que l’on pourrait respirer dans l’atmosphère propre et hygiéniste des salles d’opération. Et enfin la troisième dans la nef de l’Abbaye renvoie à la sensation qui nous prend à la gorge lorsque l’on boit la tasse. On y avale des senteurs aquatiques suffocantes, des fragrances de bois électriques et d’ozone.
Ces expériences qui coupent la parole, ne laissant plus rien advenir que des grognements ou des cris, sont un clin d’œil à celles et ceux qui, ayant fait vœu de silence, se taisaient. Sans mots, reste possible l’interprétation, et Léna Brudieux la veut multiple. Open Space. D’autant que rien n’est indélébile avec les senteurs. Rien n’est vraiment défini, rien n’est vraiment arrêté. Le médium du savon est ainsi voué à disparaître (l’emplacement des fontaines à ciel ouvert en Bretagne n’est pas innocent), puis il y a les couleurs qui n’ont pas été choisies pour délivrer un message. Elles sont restées brutes, ouvertes aux lectures : crème pour les structures en plexi et en résine époxy, brun, vert et gris pour les savons. Ceux-ci ont uniquement été teintés par l’ajout des odeurs. « Les jus créés par le studio Flair sous l’interprétation de ce que je souhaitais ont donné leur tonalité à la matière, comme ils orientent l’explication des sculptures », avance l’artiste. Là aussi, autre strate d’interprétation.
Léna Brudieux laisse le temps aux impressions d’être formulées. Avec ses pistes ouvertes, elle renvoie aux espoirs qui sont exprimés lorsqu’un vœu est jeté dans l’eau des fontaines : l’objet/œuvre devient une part active de nos projections. Il les reçoit. Ces espaces, ces libertés de compréhension et de définitions offrent une expérience horizontale. Peu de références affichées, pas de message unique à déchiffrer. Plutôt une générosité inclusive. Là encore, tout est question de point de vue.
Head Image : Lena Brudieux, Open spaces (Fontaine 3), 2022,
250 x 100 x 200 cm, Odeur de la fête foraine : notes de pommes d’amour, barbe à papa, caramel ;savon, : olivate de sodium, eau, glycérine, huile de tournesol; structure : plexi, résine époxy, fibre de verre, pompe submersible, eau, tuyaux
Vue de l’exposition Open spaces, à l’Abbaye de Beauport, Paimpol, 2022
Courtesy de l’artiste / photo : Léa Guintrand
- Publié dans le numéro : 102
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- Du même auteur : Le Mont Analogue, Raphaela Vogel, She-Bam Pow POP Wizz ! Les Amazones du POP,
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