r e v i e w s

Les Figures du Vide au Frac Franche-Comté

par Juliette Belleret

« Les Figures du Vide »
3 juin 2023 > 29 octobre 2023

Pour les dix ans du Frac Franche-Comté, un enchaînement de dix œuvres de la collection met le vide à l’épreuve des corps qui le traversent, qui l’agitent, l’investissent ou le trahissent. L’exposition « Les Figures du Vide », commissariat Sylvie Zavatta, traite des présences, des limites du corps et de la perception, de nos mouvements, de leurs échos et de leurs vibrations ; de leurs traces enfin, et du choix de les garder ou non.

Vue de l’exposition Les Figures du Vide, Frac Franche-Comté, 2023.
Abdessamad El Montassir, Galb’Echaouf, 2021. Collection Frac Franche-Comté
© Adagp, Paris 2023. Photo : Blaise Adilon

Commençons par la fin, c’est-à-dire par la vidéo d’Abdessamad El Montassir (Galb’Echaouf, 2021), à laquelle nous empruntons cette citation : « Une légende nous dit de placer une petite pierre sur notre langue si nous souhaitons oublier quelque chose, et de la jeter au soleil si nous souhaitons nous souvenir et raconter ». Les Figures du Vide ne seraient-elles pas ces spectres demeurés inconnus, comme des histoires que l’on sait sentir sans les dire, et dont l’incertaine présence ne peut être trahie que par le poids d’une pierre dans la bouche ?

Ces Figures du Vide, qui ont à la fois le sens des métamorphoses, des rémanences et des acrobaties possibles, se signalent d’abord dans la mise à l’épreuve de notre propre perception (Ryoji Ikeda, test pattern [n°4], 2013), de notre capacité à déceler l’écoulement du temps et du mouvement qui file juste sous notre nez. Le Float (1970-2000) de Robert Breer, qui reçoit les visiteurs en premier, est une sculpture qui se comporte comme la petite aiguille des heures : on ne la voit pas bouger tant qu’on ne la quitte pas des yeux… Mais il suffit de s’en détacher un instant, puis d’y revenir, pour voir que le temps a couru à notre insu – et elle avec lui.

Ce sont ensuite les vibrations d’une note que l’on cherche à l’unisson (Pauline Boudry, Renate Lorenz, To Valerie Solanas and Marilyn Monroe in Recognition of their Desperation, 2013) ; puis les ondes qui nous entourent et que nous agitons, révélées par le dessin (Esther Ferrer, Perfiles – version B, 2015/2023) ou par le frémissement d’une danseuse aussi légère qu’un petit bout de papier découpé, qui vibre à l’approche du moindre corps étranger (Georgina Starr, The Dancer, 2015). C’est l’effet surprenant de notre coordination lorsque nous traversons à plusieurs une installation où l’on se baisse pour passer sous des fils blancs, presque invisibles, que l’artiste a tendus à hauteur du regard (Susanna Fritscher, Capture/The Eyes, 2014) ; ou enfin, lorsqu’on prend soin de conserver onze chaises défectueuses les unes auprès des autres (La Ribot, Walk the Bastards, 2017).

Ces Figures du Vide ne siègent-elles pas enfin dans le souffle que les corps ont en partage, qui constitue pourtant l’air qui les sépare ? C’est du moins ce que raconte l’enchaînement virtuose de la traversée essoufflante, pour qui veut bien s’y prêter, de l’installation de William Forsythe (The Fact of Matter, 2009) qui exige d’avancer en utilisant uniquement des anneaux suspendus ; et la performance filmée d’Anne Rochat (SpO2, 2022), qui partage une seule et même source d’oxygène avec son frère jumeau durant deux heures immergées sous l’eau. 

Vue de l’exposition Les Figures du Vide, Frac Franche-Comté, 2023.
William Forsythe, The Fact of Matter, 2009. Collection Frac Franche-Comté
© William Forsythe. Photo : Blaise Adilon

L’ensemble de la scénographie est d’une grande simplicité, laissant aux dix pièces toute l’amplitude de révéler leur densité poétique, chacune ayant une véritable puissance métaphorique. Tour-à-tour, les œuvres révèlent ainsi les visages multiples de ces Figures du Vide, transmettant d’une certaine façon l’idée que chaque œuvre, chaque être, a laissé dans cet espace l’ombre d’une vibration – et que cette exposition anniversaire est l’occasion de s’en rappeler, voire de les revisiter.

Pour autant, on s’y autorise une sortie par un pas de côté, car l’on finit par s’asseoir pour assister à l’inlassable passage des pas et de leurs empreintes effacées, des mots qui prennent la fuite et des noms que l’on tait. Dans Galb’Echaouf (2021), Abdessamad El Montassir témoigne du silence qui entoure une période de violences perpétrées à l’encontre des peuples nomades dans le Sahara du Sud du Maroc entre 1976 et 1991, lorsque les gouvernements algériens et marocains souhaitèrent installer ces populations en zone urbaine, laissant disparaître leurs traditions et leur mode de vie. Une ouverture qui évoque le droit à l’oubli et aux mémoires enfouies, au terme d’un parcours qui n’a cessé de nous interroger, de nous exiger dans toute notre présence corporelle et sensible, mais aussi de souligner la persistance des œuvres dans l’espace que l’on a sillonné, dans nos rétines, et jusque dans nos muscles courbaturés par les traversées essoufflées.

La fin de l’exposition « Les Figures du Vide » coïncidera avec le lancement de l’édition anniversaire du Frac. Il s’agit de dix ouvrages rapportant les dix années d’expositions et d’évènements accueillis dans son bâtiment, comprenant des textes inédits des commissaires d’exposition ainsi que dix textes d’auteurs et d’autrices, pour la plupart en résidence de création littéraire au Frac : Jakuta Alikavazovic, Théo Casciani, Anne-James Chaton, Chloé Delaume, Jean-Michel Espitallier, Christophe Fiat, Célia Houdart, Mariette Navaro , Yves Ravey et Olivia Rosenthal.

S’il est vrai qu’« il y a des images qui prennent la parole, et des images qui donnent la parole » (M.J. Mondzain), alors c’est une prise de position forte, radicale car souterraine, de la part du Frac Franche-Comté que de cultiver ces images (au sens large) qui ouvrent une liberté à qui les regarde et les partage : des œuvres, des expositions qui se donnent à la parole et à l’écriture du récit ou de la poésie – c’est-à-dire aux mots qui contiennent toujours, à leur insu, bien plus que ce qu’ils disent et que les visions qu’ils décrivent. 

1 Ecartées car « hors normes » pour l’installation Walk the Chairs, acquise par le Centre Pompidou.
2 Lancement et rencontre autour de l’édition le week-end du 28 & 29 octobre 2023.

______________________________________________________________________________
Head image : Vue de l’exposition Les Figures du Vide, Frac Franche-Comté, 2023.
Anne Rochat, SpO2, 2022. Collection Frac Franche-Comté
© Anne Rochat. Photo : Blaise Adilon


articles liés

Lydie Jean-Dit-Pannel

par Pauline Lisowski

GESTE Paris

par Gabriela Anco