Louidgi Beltrame au Crédac
Louidgi Beltrame, « La Huaca pleure »
Commissariat : Claire Le Restif
Le Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac, Ivry-sur-Seine
Du 21 janvier au 31 mars 2024
En 2012, Louidgi Beltrame commençait un long voyage au Pérou, sur les traces de l’artiste américain Robert Morris et avec l’envie de donner forme à sa passion pour le Land Art dans un cadre naturel approprié. Cette initiative a ouvert la voie à une recherche protéiforme et inattendue, car ses questionnements artistiques se sont enchevêtrés progressivement avec des lectures bouleversantes, dans des domaines tels l’anthropologie, l’archéologie, l’épistémologie des sciences sociales et la philosophie. L’artiste raconte que certaines rencontres imprévues ont joué un rôle essentiel dans cette nouvelle orientation : en se promenant sur les sites sacrés péruviens, parsemés de nécropoles précolombiennes (huacas), il a été intrigué par la présence des huaqueros (fouilleurs de tombes clandestins), qu’il appelle des « archéologues empiriques ».
L’exposition déployée sur les trois salles du Crédac et au Crédakino (espace dédié à la diffusion d’œuvres vidéo), incluant des médiums artistiques variés (installations vidéo, peintures en encre sur toile, une sculpture en aluminium et une série de photographies argentiques), s’articule autour d’une narration stratifiée sur plusieurs pans de significations et dont les personnages principaux sont les huaqueros et les curanderos (guérisseurs ou chamanes).
Afin de repérer les tombes précolombiennes où se cachent parfois des trésors, comme des céramiques rituelles, des parures en métal et d’autres artefacts précieux, le huaquero emploie habituellement une série de gestes magiques et vernaculaires, qui font partie d’un enseignement ésotérique. Dans la grande salle du Crédac, deux vidéos dévoilent les étapes de ce rituel de divination, pratiqué par des huaqueros sur le site archéologique de Pakatnamu, dans le désert du nord du Pérou. Aidés par les feuilles de coca et le tabac, les huaqueros cherchent l’emplacement des tombes avec des baguettes métalliques, en interrogeant la huaca, qui est pour eux, selon la tradition andine, un être animé. La huaqueria (la fouille clandestine) fonctionne aussi comme un rejet de la colonisation et de la pensée rationnelle : les actions rituelles des huaqueros sont une manière de communiquer avec un passé lointain, quand la vision du monde des ancêtres était magique et animiste, pas encore déformée par le positivisme occidental. Mâcher des feuilles de coca permet aux huaqueros d’éveiller leurs sens et lorsque le goût de la coca devient plutôt amer ou doux, cela leur fournit des informations concernant la situation des morts qui se trouvent dans les tombes environnantes, par exemple s’ils ont été pauvres ou riches. Ils mettent aussi à l’oreille une cigarette allumée, en pensant que la cadence des bruits produits celle-ci en brûlant peut indiquer la proximité et la direction des tombes.
Pour Louidgi Beltrame, le huaquero est un « être liminal », parce qu’il se tient à la limite de plusieurs mondes : les vivants et les morts, le sacré et profane, la civilisation précolombienne et l’ère contemporaine, la sphère artistique et le registre contingent. Lorsqu’il découvre des artefacts anciens, cet « archéologue empirique » opère une forme de récupération qui s’apparente de manière symbolique à l’écologie, remarque Claire Le Restif, directrice du Crédac et commissaire de l’exposition. En effet, grâce à ces fouilleurs clandestins, les trésors andins sont remis dans des circuits complexes qui incluent chamans, communautés locales, musées, collectionneurs. De plus, dans les mots de l’anthropologue Alfred Gell (1), le huaquero fait partie ainsi des « réseaux de l’art », car il devient un des « agents » qui influent sur les œuvres d’art. Pour l’anthropologue britannique, qui inspire le travail de Louidgi Beltrame, l’œuvre d’art ressemble à un objet de culte ou de magie, il est un « objet disséminé » dans lequel nous pouvons saisir, lors d’un processus d’archéologie symbolique, les influences successives et entrecroisées de tous les « agents » qui l’ont investi d’une signification esthétique et d’intentionnalité. Selon cette perspective théorique, le regard anthropologique sur l’art produit une mutation ontologique de l’œuvre, comme il invite à ne plus attribuer à celle-ci une essence figée et à chercher son sens dans le regard lui-même, donc dans la dynamique des structures sociales environnantes et « l’agentivité » des acteurs sociaux.
Conçus initialement comme des objets eschatologiques, les trésors andins se transforment ensuite en œuvres d’art grâce aux huaqueros et au réseau artistique dans lequel ils sont récupérés, pour devenir enfin des objets presque anodins dans les vidéos de Beltrame. En effet, l’artiste s’intéresse moins aux artefacts, en mettant en avant plutôt le côté performatif de ces métamorphoses, à savoir le système riche de significations, rituels, relations et acteurs sociaux qui s’active pendant le processus de création et de transmission de l’art.
Par ailleurs, cette option de l’artiste est significative sur un autre plan : s’il décide de ne pas se focaliser sur les artefacts, cela représente une tentative d’adopter la perspective des huaqueros filmés. Les publications de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro ont exercé une influence notable sur l’œuvre de Beltrame, comme l’a-t-il indiqué pendant l’entretien réalisé pour l’article. Selon le paradigme moderne occidental, l’intentionnalité du sujet devrait être réduite afin d’obtenir une image du monde parfaitement « objective », tout le contraire de la pensée animiste qui renverse ce pari épistémologique, observe Viveiros de Castro (2). Dans le savoir chamanique, l’être humain doit révéler dans le monde qui l’entoure un maximum d’intentionnalité ou « d’agentivité », pour reprendre le concept phare d’Alfred Gell, donc, autrement dit, il est censé personnifier l’univers entier. Pour les huaqueros surpris par Beltrame, la huaca, les feuilles de coca, les morts, les trésors, les vivants sont des êtres animés qui font partie d’un continuum cosmique. Du point de vue naturaliste, le sujet est un objet insuffisamment analysé, mais, dans la cosmologie animiste, l’objet est un sujet incomplètement interprété, note Viveiros de Castro. Entrer en communication avec ces éléments requiert une parfaite maîtrise de certains rituels, car, dans le cas contraire, la huaca peut punir les fouilleurs et les enterrer vivants dans ses tréfonds. En effet, pendant les opérations clandestines, les tombes exhumées risquent de s’effondrer et, lorsque cela arrive, les fouilleurs disent que « la huaca pleure » avec des larmes de sable.
Dans l’espace Crédakino, la vidéo en quatre temps « La huaca pleure, avec les voix » esquisse une fresque de la communauté située à proximité du site de Pakatnamu, à travers les récits contés en voix off par cinq villageois.es. Une des anecdotes glissées dans la vidéo laisse penser que ces accidents tragiques subis pendant la huaqueria ne sont pas exceptionnels. Les récits reflètent un monde dans lequel les dichotomies occidentales semblent n’avoir jamais existé : le passé et le présent alternent souplement, les fantômes côtoient naturellement les vivants, la pensée magique coexiste avec le naturalisme, la nature et la culture sont identiques.
L’autre personnage important de la trame narrative de l’exposition est le guérisseur ou le chaman, dont le cadre de travail est présenté dans la vidéo « Huaca pleure, avec Terreco et la Mesa » (2024). Terreco habite dans la communauté rurale de Jequetepeque et a créé un autel syncrétique (mesa), installé sur un canapé, dans sa propre maison. Parmi les trésors découverts pendant les fouilles clandestines et installés sur la mesa du guérisseur, le regard est attiré notamment par une collection de huit crânes humains, utilisés en tant qu’objets rituels. Après avoir exhumé des tombes anciennes, les huaqueros ont l’habitude de voir un chaman pour lui demander des rituels de nettoyage spirituel. Souvent, le curandero est payé pour son service avec des artefacts précieux trouvés dans la huaca ou même avec des fragments osseux des morts. Grâce à ces pratiques, certains trésors échappent ainsi aux circuits commerciaux ou artistiques et retrouvent leur fonction initiale, celle d’objet magique.
Les crânes se métamorphosent aussi en artefacts pendant ces rituels de guérison, une ontologie ambiguë intéressante qui souligne les différences entre plusieurs perspectives, selon Viveiros de Castro. Les artefacts sont des objets qui indiquent nécessairement un sujet, mais, en même temps, ils incarnent aussi la représentation matérielle d’une intentionnalité immatérielle. Ce qui est nature au sein d’une certaine communauté, ou même pour une espèce, peut devenir culture pour d’autres communautés/espèces. Tout de même, ces perspectives doivent rester séparées, afin de préserver le bon fonctionnement des sociétés/espèces qui les ont produites. Seul le chaman se tient en marge de ces mondes et peut, par conséquent, faire communiquer les perspectives, même si uniquement dans des conditions spéciales, contrôlées. Lorsqu’il procède à un nettoyage spirituel, le curandero dissout les frontières entre les vivants et les morts, les êtres humains et les objets, le présent et le passé, le matériel et le spirituel, car il accède à une vision du monde où ces distinctions sont artificielles et dysfonctionnelles, donc pour lui, l’univers manifeste une continuité métaphysique.
Par ailleurs, depuis plusieurs décennies, le perspectivisme a un impact notable sur l’épistémologie des sciences sociales, les ouvrages des intellectuels comme Bruno Latour (3) étant emblématiques dans ce sens. Mais les vidéos de Louidgi Beltrame ne représentent pas une réflexion épistémologique ou un reportage anthropologique : elles ressemblent plutôt à une métaphore complexe de l’art, construite comme une mise en abyme. La dimension artistique de ses œuvres se déploie progressivement et indirectement, lorsque nous essayons d’ôter les pelures herméneutiques une à une, en espérant en vain de trouver son noyau. Nous comprenons à la fin que le sens réside dans cette accumulation de strates, qui enregistrent les transformations incessantes de l’objet artistique, à travers les époques, les réseaux d’intermédiaires, les changements de paradigme esthétique et de regard épistémologique. L’artiste s’intéresse aux personnages et aux zones de passage, aux limites fragiles et ombreuses, car ces métamorphoses ambiguës sont aussi la condition de l’art.
La sculpture « La Mina », en fonte d’aluminium, exposée dans la première salle du Crédac, témoigne de cette fascination de l’artiste : elle est réalisée à partir d’un scan 3D d’une tombe ouverte sur le Cerro La Mina, découverte par des huaqueros, dans la vallée de Jequetepeque. Transformé en sculpture à l’aspect nacré (grâce à une technique de production qui implique l’usage de la cire et le brossage à la main), le creux de la huaca exerce une mystérieuse force de séduction sur ceux.lles qui ont envie d’échapper aux frontières culturelles, aux définitions réductrices, à l’enfermement dans une espèce ou une condition, au temps unidirectionnel. Le symbole du vortex est réitéré dans la troisième salle d’exposition, cette fois-ci sous la forme de huit encres sur voile de coton montées sur châssis. Avec des gestes larges et respectivement plus fins, l’artiste applique des traits droits, utilisant deux couleurs apparentées, autour d’un espace circulaire vide. Ce jeu de lignes tirées avec des pinceaux plus gros ou avec un pinceau très fin, à un seul poil, produit un effet presque hypnotique : le regard est aspiré irrésistiblement vers le vortex, comme devant une image ésotérique qui facilite la méditation.
Dans la deuxième salle d’exposition, la série de photos argentiques intitulée Huancor, 17h, apparitions des images est un ensemble d’images prises par l’artiste sur le site archéologique de Huancor au sud des Andes péruviennes et qui s’inscrivent aussi dans sa quête symbolique de zone liminale. Enregistrées sur une pellicule unique, ces images ont été prises par Louidgi Beltrame au moment du coucher de soleil, lorsque les rayons de lumière naturelle s’inclinent à un certain angle sur les roches. Seulement à ce moment précis deviennent visibles les pétroglyphes antiques : des représentations qui évoquent des animaux ou des êtres humains, ainsi que des symboles de la cosmologie andine. De nouveau, cette série peut être interprétée comme une allusion aux perspectives multiples qui coexistent dans les plis de la même réalité et qui sont perceptibles uniquement avec certains codes d’accès.
L’exposition de Louidgi Beltrame semble inciter à une réflexion sur la nature chamanique de l’art : tout comme les rituels ésotériques, l’art se produit dans les interstices des mondes visibles et invisibles, à la frontière des perspectives, et détient le pouvoir de métamorphoser les êtres et les forces qu’il relie. Manifesté dans une œuvre matérielle ou purement conceptuelle, l’art est similaire à une réaction (al)chimique : processuel, il survient uniquement en mouvement, dans la durée, au point de rencontre entre plusieurs énergies qu’il assimile et transgresse.
- Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Clarendon Press, Oxford, 1998.
- Eduardo Viveiros de Castro, From the Enemy’s Point of View. Humanity and Divinity in an Amazonian Society, The University of Chicago Press, Chicago, 1992.
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. La Découverte, Paris, 2006.
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Head image : Vue de l’exposition personnelle de Louidgi Beltrame, « La huaca pleure », au Centre d’art contemporain d’Ivry — le Crédac. Photo : Marc Domage / le Crédac, 2024
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