Les Portes du possible. Art & science-fiction au Centre Pompidou-Metz
Commissaire : Alexandra Müller
Centre Pompidou-Metz
05.11.22 – 10.04.23
La tentative de faire état de l’influence de la science-fiction sur les arts visuels relève de la gageure tant elle est devenue prégnante dans la pratique des artistes contemporains. On ne compte plus les travaux qui s’en inspirent plus ou moins directement, explorant ce champ spécifique de la création littéraire qui entend faire coïncider ses fictions avec les dernières avancées scientifiques. Autrefois considérée comme un genre mineur, elle a su gagner ses lettres de noblesse et a désormais envahi notre quotidien : du cinéma à la pub, en passant par le design ou l’architecture. Les romans des auteurs cultes de SF ne se contentent pas de déployer un imaginaire inaccessible : ils interrogent nos comportements jusqu’à les influencer. Ainsi d’Ursula le Guin, avec ses réflexions indépassables sur les questions de démocratie et de genre, de Willliam Gibson sur l’émergence de la cybernétique, d’Octavia Butler sur l’esclavagisme moderne et la difficile décolonisation, d’Isaac Asimov sur la question des robots, de Theodore Sturgeon sur les minorités stigmatisées, etc. L’exposition du Centre Pompidou-Metz fait une large part à cette littérature et à ses grand·es auteur·ices, qu’elle met largement en avant, non seulement dans les références implicites mais aussi dans la scénographie même. À l’entrée des cinq chapitres qui forment le parcours de cette monumentale exposition, est ainsi déployé un choix d’ouvrages dans lesquels les lecteurs de SF se reconnaitront aisément.
Alexandra Müller, la commissaire de l’exposition, y a consacré deux années et demie de sa vie. Le rapport qu’elle entretient avec le sujet et lesdits ouvrages est, on le sent, plus qu’intime. Elle déclare n’avoir pas voulu choisir une approche trop sectorisée et tenter plutôt d’embrasser le phénomène dans son ensemble, en investissant toutes les directions qui, selon elle, composent le socle conceptuel de la SF. Ainsi a-t-elle voulu dresser une géographie panoramique du genre, qui va de l’architecture à la cybernétique, de l’intelligence artificielle au post human, en passant, bien sûr, par la conquête de l’espace. Cette dernière entrée, dans laquelle la SF est restée largement cantonnée, jusqu’à récemment, par la critique autant que par le grand public, elle l’a confiée – par malice ou par empathie profonde – à une section d’artistes africains – plutôt africaines d’ailleurs –, chargé·es de poétiser et d’embellir un avenir trop souvent dépeint sous les couleurs de la dystopie.
Consacrée à l’architecture, la longue section du début peut d’abord paraître assez surprenante si l’on oublie de considérer que la science-fiction a eu – et a toujours – à voir avec les notions de déplacement et de changement des conditions de vie d’une humanité, inévitablement destinée à quitter son habitat premier. Les récits de voyage dans l’espace – trope de la SF des années soixante et suivantes – ont souvent pour aboutissement la découverte d’un environnement nouveau, voire complètement inoui, quand il n’est pas résolument hostile. Le nomadisme intrinsèque à la science-fiction participe de sa dimension utopique. Il poursuit l’association qui, depuis Thomas Moore, lie l’utopie à la recherche d’un nouveau foyer, censé être plus harmonieux que celui que l’on vient de quitter. Ce ressort profond du genre a fait les beaux jours de l’heroic fantasy des années soixante, née sur fond de conquête de l’espace bien réelle et de compétition mondiale entre les deux « super grands » de l’époque. Au même moment se déployaient un peu partout dans le monde des recherches architecturales expérimentales et utopistes, d’Archigram aux Métabolistes japonais, auxquels l’exposition accorde une large place. Parce que l’architecture se révèle souvent être la résultante des contraintes socio-économiques d’une époque, la science-fiction et ses récits alternatifs représentent un contrechamp efficace à une réalité aliénante. C’est cette dernière que métaphorise un Kabakov ou que rejoue un Van Lieshout sous des aspects encore plus effrayants. Prémice des chapitres à suivre, l’œuvre de l’artiste John Isaacs, Is more than this more than this? nous met doublement en garde sur l’échec prévisible d’une humanité rongée par un hubris dévastateur et oublieuse de préserver le socle sur lequel elle était ancrée, se condamnant de fait à l’autodestruction. Le ton est donné d’une exposition dont le titre, a priori porteur d’espoir et de « possibles », décrit plutôt un imaginaire hanté par le précipice.
La deuxième section de l’exposition, intitulée « Le Neuromancien », en référence au roman séminal de William Gibson, s’intéresse à un phénomène qui, au fil des dernières décennies, a dépassé toutes les spéculations littéraires jusqu’à s’introduire dans le moindre de nos gestes quotidiens : la « prothésisation » numérique et algorithmique de nos comportements. Ce post-capitalisme, qui se nourrit des extraordinaires accumulations et exploitations de nos datas, a développé en retour un sentiment de dépossession qui rappelle, toutes proportions gardées, l’aliénation vécue par la classe ouvrière aux XIXème et XXème siècles. L’exposition regroupe quelques-un·es des représentant·es les plus affuté·es de la question comme Heather Dewey-Hagborg et ses reconstitutions de visages humains à partir d’échantillons d’ADN trouvés sur des mégots ou sur des chewing-gums abandonnés (In stock, Walmart Workers’ Arm, 2018). L’américaine, trop peu montrée en France, occupe ici une position tout à fait justifiée. Les animations virtuoses de Jon Rafman ont, quant à elle, été diffusées dans de nombreuses expositions collectives en France et en Europe. Elles dessinent des apocalypses délirantes, branchées sur des univers à la Matrix, partant de représentations – certes extrêmes – d’un Internet régi par la « loi des réseaux sociaux » et dont le bruit de fond est alimenté par des visions complotistes et conspirationnistes bien réelles.
De même que l’essor de la cybernétique nous garantissait a priori l’amélioration d’un quotidien boosté par la technoscience, les métamorphoses du corps que cette dernière rend possibles promettent un avenir facilité à ceux qui cherchent à s’émanciper des contraintes liées à la biologie. La « tech » stimule et prolonge des revendications identitaires déjà bien installées dans la pratique d’artistes actifs dans les années 1960 et 1970, comme Kiki Kogelnik, Jürgen Klauke ou encore Nancy Grossman. La génération qui les suit, plus décomplexée et déconstruite, aborde ces problématiques avec un humour tantôt cynique tantôt joyeux. Ainsi des portraits de Zanele Muholi et de ses excroissances organiques (Phila I, Parktown, 2016) ou la très joyeuse vidéo de Mary Magic qui présente un tutoriel pour synthétiser soi-même ses œstrogènes (Housewifes Making Drugs). Autant la section précédente avait du mal à nous convaincre de l’existence d’échappatoires à la dépression, autant cette section, plus ludique, nous offre des possibilités d’évasion.
Soleil vert (Soylent Green), le roman culte des années 1960 porté à l’écran par Richard Fleischer, traumatisa une génération de spectateurs qui, pour la première fois, purent se représenter un avenir assombri par la question de l’épuisement des ressources… La quatrième section de l’exposition, au titre éponyme, aborde d’une manière attendue ces questionnements sur le devenir de la planète et les liens qu’entretiennent l’ensemble des vivants. Le message que porte la vidéo introductive de Kim Stanley Robinson, Think of yourself as a planet (2017), est clair. Il fait écho aux positions des chercheur·euses du GIEC comme à celles des philosophes du vivant : notre monde est fini et l’air que nous respirons, les plantes que nous mangeons, les animaux que nous dévorons, les ressources fossiles que nous surexploitons, sont le produit d’une lente co-construction entre toutes les espèces. La section hésite entre vision cannibalesque (Wangechi Mutu), cauchemardesque (Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, Fabrice Monteiro) et pittoresque (Rina Banerjee), sans que l’on sache exactement quelle est la position de la curatrice : espoir en un monde meilleur ou désolation programmée ?
Ce n’est que dans la dernière partie que les portes s’ouvrent sur un possible inattendu et enchanté qui vient rebattre les cartes d’une science-fiction largement dominée par des modèles et des obsessions occidentalo-centrés. La large place faite aux représentantes d’un afrofuturisme rafraîchissant déplace les enjeux et relativise les périls. À elle seule, la vidéo Afronauts, de Nuotama Bodomo, concentre les aspirations d’un continent qui ne s’illusionne guère sur ses difficultés mais qui, en attendant des jours meilleurs, s’invente des voyages dans l’espace plus poétiques qu’héroïques et un peu moins masculinistes qu’à l’habitude…
______________________________________________________________________________
Head image : Yinka SHONIBARE, Spacewalk, 2002
Figures en fibre de verre, coton imprimé par cire, contreplaqué, vinyle, plastique, acier, 427 x 670 x 427 cm
Londres, Stephen Friedman Gallery
Copyright : © Adagp, Paris 2022
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez