Les statues vivent aussi
Dans leur film-documentaire de 1953 Les Statues meurent aussi, Chris Marker et Alain Resnais analysent le processus de dévitalisation d’objets provenant de cultures autres concomitant à leur transfert dans l’espace du regard occidental encadré par les vitrines de ses musées, et dès lors élevées au rang d’art. C’est un peu à rebours de ce principe que s’inscrit l’exposition Humain non humain présentée par Anne Bonnin à la Fondation d’entreprise Ricard à Paris. Se référant au propos de l’ethnologue Philippe Descola qui a montré la faculté qu’ont des objets considérés dans notre perspective occidentale comme non humains à s’animer dans certaines cultures non occidentales d’un statut s’apparentant à l’humain, elle regroupe des œuvres qui pourraient sous notre regard endosser une humanité dont ils sont a priori exclus. Et ce bouleversement de la taxinomie classique s’ouvre avec Storm sur un bien terrestre échouage de l’humain, un mannequin conçu par Alexandra Bircken, plaqué au sol, figé dans un saisissement qui frappe autant par son objectalité qu’une figure pompéienne par son humanité pétrifiée. Combinaison de motard gonflée de vide, ce corps-objet est dépourvu de ses identifiants, la tête, les mains, que l’on retrouve comme par migration dans l’espace de la représentation dans des dessins de Miriam Cahn présentés aux côtés du mannequin.
Dans cette série de 1992-1993 intitulée Sarajevo, plus que des simples têtes, Miriam Cahn dessine des icônes évoquant des masques à la Jawlenski dont les regards obsessionnels semblent fixer dans l’éternité les en-deçà abominables d’une humanité post-guerre en exil d’elle-même. La Hülle (le voile en allemand) d’Alexandra Bircken, cocon fait de bas enduits de liquides d’aspect biologique, semble la matrice de formes en devenir convoquant l’humain par ses oripeaux mais annonçant un règne intermédiaire par leur reconfiguration en chrysalide. Une forme à pénétrer, qui semble interagir avec la sculpture de Bruno Botella, Dans le noir la boue tout bas les bribes et ce miroir, fruit d’une double pénétration où l’on retrouve les mains, la droite et la gauche, dont chacune a pris en étau une forme rappelant un sténopé dans lequel le principe lumineux aurait été remplacé par la matière à pétrir. D’un côté une main devenue bras mécanique sous l’effet des analgésiques contenus dans la glaise qu’il repousse, de l’autre son symétrique qui tente de remettre en forme une matière expulsée par le trou du sténopé. Sur les vitres du passage séparant les deux espaces d’exposition, Bruno Botella applique une décoction de son urine formant un vitrail de cristaux d’urée. Une minéralisation de l’humain qui évoque le goût maniériste des cabinets de curiosité pour la confusion des règnes animaux, végétaux et minéraux dans lesquels le bézoard trônait en objet phare. Dans la vidéo de Pauline Boudry et Renate Lorenz, Charming for the revolution, présentée au fond de la première salle d’exposition, ce sont les genres qui sont confus. Un performer déclame en prose féministe un texte à rebours de l’habituelle libération de la femme par le travail en faveur d’une revendication de la liberté d’être femme au foyer comme rôle public à un auditoire emplumé, mêlant dandysme fin 19ème et devenir-animal de Deleuze et Guattari, le performeur revêtant par intermittence des atours animaliers.
Dans la deuxième salle, Anne Bonnin réunit des œuvres plus abstraites, des boules de Jean-Marie Perdrix réalisées en plastique fondu et roulées dans des poils, des photos abstraites de Jochen Lempert ou encore un morceau de viande sous film de Michael E. Smith, en fait du vinyle imprimé qui joue sur les ambiguïtés de l’objet réel et représenté et le statut d’œuvre ou d’objet égaré, dans un monde où l’appréhension des choses se fait par le truchement de leur conditionnement. L’œuvre la plus énigmatique, et qui semble au final dévier la problématique posée par Anne Bonnin, est la pièce de Jean-Luc Moulène. Un moulage en béton d’un poumon de bœuf est posé sur un petit piédestal recouvert d’une couverture en acrylique aux imprimés Grand Siècle soit La Savonnerie revue par Tati. Le tout pourrait rappeler la flamme du soldat inconnu, celle du Pont de l’Alma ou encore la flamme éternelle récemment brûlée au Palais de Tokyo, mais plus que toute forme d’(auto-)célébration, se manifeste ici à travers un principe de détournement des styles, de transfiguration de la matière et de télescopage d’essences hétérogènes la permutation énigmatique en œuvre, par l’opération du regard, d’éléments a priori inanimés. En œuvre, mais pas en humain.
- « humainnonhumain » Fondation d’entreprise Ricard, 12 juin – 12 juillet 2014
Une proposition de Anne Bonnin.
- Avec : Alexandra Bircken, Bruno Botella, Pauline Boudry / Renate Lorenz, Miriam Cahn, Jean-Charles de Quillacq, Jochen Lempert, Jean-Luc Moulène, Jean-Marie Perdrix et Michael E. Smith
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- Du même auteur : Ugo Rondinone, Becoming Soil, Isabelle Cornaro, Tout le monde , Politiques et poétiques du don et de l’échange dans le champ de l’art, Inside, Palais de Tokyo, Paris,
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