Les Tanneries
Résurgence, Martine Aballéa 25 septembre 2021 – 6 mars 2022
Out of Spaces, Marie Lelouche, 18 décembre 2021 – 27 février 2022
Figures de pensée / Denkbewegungen, Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, 25 septembre 2021 – 13 février 2022.
Les Tanneries, Amilly
Qui entre aux Tanneries doit faire un choix. Des trois expositions laquelle découvrir en premier ? L’une d’entre elles est-elle plus évocatrice que les autres ? La réponse est en chacun, mais les Tanneries nous proposent de les découvrir dans une remarquable égalité, une horizontalité qui respecte le travail de chaque artiste. Si nos sensibilités individuelles nous guideront vers l’une ou l’autre, il importe de préciser qu’aucune de ces expositions n’annule une autre, ni ne fusionne avec les autres. Chacune offre un voyage temporel, spatial et émotionnel au cœur d’une constellation équilibrée dans laquelle le visiteur gravite librement.
Elles tiennent ensemble par l’élan que partagent les artistes dans leur geste créateur : celui d’opérer une distillation à partir de l’existant. Celui-ci est pluriel : histoire du lieu pour Martine Aballéa, faune locale pour Marie Lelouche, axiomes philosophiques de Wittgenstein pour Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel. Ce point de départ décortiqué par les artistes génère de nouveaux contenus intellectuels et émotionnels et crée des formes mentales et artistiques fortuites.
Les trois propositions résultent d’un effort de collecte, qui exprime un désir proche de la taxinomie. Marie Lelouche, en résidence longue durée aux Tanneries, a ainsi conduit une enquête sur les rapports que nous entretenons avec les oiseaux et notamment avec les espèces présentes sur le territoire de proximité. Chaque photographie présentée, imprimée sur soie, a été capturée sur le vif. Des images instantanées et furtives, prises au moment des campagnes de baguage – technique de marquage des oiseaux sauvages – menées par les bagueurs et bagueuses rencontrés par l’artiste. Ces rideaux ne sont qu’un instant parmi une multitude d’autres de ce temps d’observation. L’observation sensible n’est pas que visuelle, puisque Marie Lelouche a installé des dispositifs de captation sonore au plus proche des oiseaux. Leur retransmission fait jaillir la nature environnante dans l’espace intérieur, transformant la verrière en volière. L’exposition est un concentré de fugacité, un échantillon de la vie naturelle environnante, qui portent une réflexion aussi poétique que politique.
Chez Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, la taxinomie est d’un autre ordre, et se déplace sur le terrain de la pensée. Inspirés par le philosophe Wittgenstein, les artistes-chercheurs ont extrait de ses écrits des affirmations théoriques, avec lesquelles ils jouent intellectuellement et plastiquement. Just Imagine a Rod nous permet de saisir clairement le principe actif de l’exposition : Wittgenstein affirme, quand les artistes-chercheurs réfutent avec malice pour proposer des alternatives. L’imaginaire philosophique se heurte ainsi à la vie et à ses foisonnantes réalités. Œuvre en expansion au gré des participations des visiteurs, Just Imagine a Rod se dévoile comme une collecte plastique et le répertoire infini d’un énoncé unique.
Martine Aballéa s’est elle aussi saisie de ce principe de collecte, relevant presque de la fouille historique, puisqu’appliqué ici aux « récipients » en verre. Ils ont été sélectionnés par l’artiste dans les collections du Musée du Verre et de ses métiers Dordives – Communauté de Commune des Quatre Vallées, partenaire de l’exposition. Au fond de l’espace monumental de la Grande Halle, le regard est attiré par un relief insolite : une installation polymorphe, en transparence, surplombe cette vague irisée. Est-ce un laboratoire ? Celui de notre mémoire émotionnelle ? Est-ce un autel ? Celui de la rationalité scientifique de ces artefacts ? Est-ce un ensemble musical expirant la composition sonore qui nous enveloppe ? Le champ des possibles est laissé ouvert et là où l’œil se pose sur une typologie de formes, de reflets, de verres, les interprétations et évocations nous incombent, singulières et uniques.
Sans se télescoper, les trois expositions font coexister des espaces hétérogènes, et le voyage n’en est que plus intense. Les œuvres repoussent les murs et font voler en éclat les frontières physiques qui segmentent les espaces des Tanneries. Les ossatures en bois de Marie Lelouche, accompagnant les « sublimations sur tissu », proviennent entre autres d’observations sur la composition du toit de la Verrière. Ces formes ovoïdes, perchoirs abstractisés, sont alors des éléments architecturaux extérieurs qui ponctuent un espace intérieur, brouillent les lignes des poutres métalliques structurant l’espace. Le titre de l’exposition, « Out of Spaces », incarne avec justesse la collision des espaces entre le dedans et le dehors.
Une autre extériorité, celle du contexte historique, est convoquée par Martine Aballéa. La Grande Halle redevient un espace de transition et de passage d’une eau ici symbolisée par un flux continu de textile bleu. Tranquille et immuable, il nous plonge littéralement dans un univers onirique et interstitiel, entre imagination et réalité historique, une résurgence hypnotique.
Enfin, subtilement Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel nous décentrent de l’espace classique et attendu d’une exposition, et ce sont les frontières souvent catégoriques entre les disciplines qui tombent. Par d’habiles collaborations avec des scientifiques, chercheurs, géographes et biologistes pour l’œuvre Drawing a Hypothesis, Nikolaus Gansterer revisite la figure du diagramme. Ils ne sont plus simplement les produits d’hypothèses rationnelles mais deviennent des potentialités graphiques abstraites.
Ingénieusement, le visiteur n’a plus l’impression de visiter une exposition, ni même d’être encore un visiteur. Au contraire, il est immergé, intégré aux installations. Chez Martine Aballéa, il vit un rêve de laboratoire. Plongé dans une obscurité soigneusement travaillée et une atmosphère sonore composée en collaboration avec Jérôme Poret et interprétée par Eugénie Loiseau. Le visiteur s’y retrouve aimanté, attiré vers le centre de l’espace et obligé de faire le tour de cette imposante installation, au lieu d’être un regardeur central et immobile. L’installation s’offre alors à voir sous une variation renouvelée de points de vue. Loin d’une expérience figée dans un temps et dans un espace, l’installation de Martine Aballéa est traversée d’un souffle continu qui se réinvente en permanence et reconfigure les espaces physique et mental. La perte de repères est finement orchestrée : les reflets de lumières néon viennent se dissoudre dans les confins de l’espace laissés noirs et obscurs. Le visiteur y trouve un apaisement des sens, un lieu de refuge en lui-même. Il quitte sa passivité pour une quasi-expérience de pleine conscience.
Confronté par les œuvres de Marie Lelouche à des interrogations sur les dominations humaines sur les autres espèces, le visiteur est cette fois invité à changer de perspective. Il n’est plus regardeur, mais regardé par ces clichés agrandis. Les échelles sont inversées, de sorte à révéler un point de vue non-humain. Nos lieux de vie partagés avec d’autres espèces pourraient être ré-habités à l’aune de ce que ces dernières y font.
Le désaxement se poursuit chez Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, qui transforment l’espace d’exposition en terrain de jeu, d’expérimentation des sauts et de rebonds de la pensée. Sans indication aucune – le sens de l’exposition est volontairement laissé libre –, le visiteur pénètre des espaces mentaux en ébullition, où il faut se frayer un chemin par des allers-retours successifs et des circonvolutions. Le projet Denkbewegungun (Mouvements de pensée), qui donne son titre à l’exposition, est composé de trois facettes articulées par des va-et-vient. La première, Philosophical Deviations, est un ensemble de dessins inspirés par des morceaux choisis dans les Investigations Philosophiques de Wittgenstein, révélant ainsi une sorte de cadavre exquis linguistique et plastique entre les deux artistes-chercheurs. La deuxième, Playing Games with Ludwig, est constituée de tables, véritables plateaux de jeux, que Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel ont activées pour mettre en pratique les cheminements qui habitent leurs dessins. La troisième, So Strange to Me, œuvre de collecte, agence mots et objets brouillant les frontières entre le doute philosophique et la perception du langage ordinaire.
Ce triptyque d’expositions est parachevé par la force chromatique des œuvres. Memories of Color de Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel trouve ainsi un prolongement inattendu et devient un trait d’union délicat entre les trois propositions. Aux échantillons de couleurs annotés de commentaires subjectifs et de souvenirs propres à Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, le visiteur pourra être tenté d’ajouter ce qu’il vient de voir : le vert du « bout de la presqu’île des Tanneries » tiré du nuancier de Nikolaus Gansterer et Klaus Speidel, le jaune acide des plumes de l’un des rideaux de Marie Lelouche, le rose diffus et nébuleux de l’installation de Martine Aballéa.
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Image en une : Marie Lelouche
Vue de l’exposition Out of Spaces Verrière et Petite Galerie des Tanneries — CAC, Amilly, 2021-2022 Photo : Aurélien Mole Courtesy galerie Alberta Pane © Marie Lelouche, ADAGP, Paris, 2022
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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