r e v i e w s

L’Heure des sorcières

par Benoit Lamy de la Chapelle

Le Quartier, Quimper *, du 1er février au 18 mai 2014.

Terre bien connue pour ses contes et légendes mais également pour les forces occultes émanant de ses sols granitiques, la Bretagne offre un réceptacle sur mesure à « L’Heure des Sorcières », dernier volet d’une série d’expositions organisées par Anna Colin [1]. Habilement mené, ce projet examine la figure de la sorcière en tant que « métaphore de l’altérité et symbole de résistance à la norme culturelle ou économique. [2] » Par le biais de différentes thématiques abordant chacune la présence de la sorcière dans nos sociétés occidentales, cette exposition associe des œuvres anciennes à d’autres plus récentes, confrontant différentes époques marquées par cette figure, quoique pour des raisons différentes car, si la sorcière était autrefois qualifiée de la sorte par les instances dirigeantes (Église, tribunaux, seigneurs, opinion publique), le féminisme militant et la communauté homosexuelle se sont autoproclamés ainsi à partir des années soixante-dix.

La première thématique, « Invention et propagation du mythe de la sorcière », est plutôt de type historique et conduit le visiteur vers son origine et les raisons pour lesquelles celui-ci a pu se propager jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs œuvres incarnent ce lien avec le passé comme la toile symboliste d’Évariste-Vital Luminais, La Fuite de Gradlon (1884), illustrant un passage de la légende de la ville d’Ys, ou encore une gravure intitulée La Danse des Korriganes, près des Menhirs, réalisée pour l’ouvrage d’Henri de Cleuziou, La création de l’homme et les premiers âges de l’humanité (1887). Plus récente, l’installation de Marie Preston investit la légende sénane de la barque sorcière selon laquelle une goémonière communiquait avec l’Esprit des Eaux grâce à son panier devenu barque, afin de jeter des malédictions sur certains pêcheurs. Les peintures évanescentes de Lindsey Bull évoquent le mythe d’une manière plus libre, de même que celles de Jean-Luc Blanc qui, ne représentant pas explicitement de sorcières, explorent cette image de la femme mystérieuse et inaccessible véhiculée aussi bien par la mythologie que par les films de série Z. Une très étonnante vidéo de Carolee Schneemann et Victoria Vesna, Vesper’s Stampede to My Holly Mouth (1992), traite de tortures infligées à des femmes comme celles infligées aux chats dans le passé. On y voit également Schneeman et son chat Vesper avoir d’étranges rapports buccaux, entre jeux et intimisme impudent, rappelant l’importance du chat au côté de la sorcière dans la culture populaire. La thématique suivante, « La sorcière comme alliée politique » insiste sur la manière dont de nombreux groupes féministes ou gays ont pu s’identifier à cette figure. En attestent la documentation concernant le collectif W.I.T.C.H (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) et plusieurs revues militantes féministes telles que Sorcières ou le numéro cinq de la revue Heresies intitulé « The Great Goddess », qui soulignent l’appropriation délibérée de la figure ancestrale par ces mouvements : « La sorcière est la personnification de la révolte féminine qui, contre le mépris, l’oppression et la persécution, dit oui à elle-même et non au monde tel qu’il ne devrait pas être. [3] » Au cœur du parcours se trouve Proposals for: Memorial to 9.000.000 Women Burned as Witch in the Christian Era, une réactualisation de l’installation participative de Mary Beth Edelson proposée à la A.I.R Gallery en 1977 : cernant un bûcher stylisé, une table basse circulaire jonchée de documents et d’objets rituels invite les visiteurs à partager leurs croyances et expériences surnaturelles.

Bien qu’il soit d’emblée annoncé que le projet traite moins de la sorcière en tant que praticienne, il semble toutefois que la dernière section, « Prendre soin », ait directement trait aux pratiques alternatives, qu’il s’agisse de modes de vie, de médecine, de rituels ou de spiritualité. Ainsi la série de vidéos Siluetas (1973-1981) d’Ana Mendieta présente les silhouettes brûlées du corps de l’artiste en parfaite communion avec la nature, évoquant des rites traditionnels de son pays natal. La vie en pleine forêt pendant une semaine fut une expérience proposée à un groupe de participants par Olivia Plender et Patrick Staff et documentée par l’installation vidéo Life in the Woods (2011), afin de réfléchir à nos relations déphasées avec la nature. Faire l’impasse sur la question des pratiques aurait en effet été malavisé vu que de nombreuses activités actuelles (agriculture raisonnée, médecines traditionnelles et quantiques, habitation écologique…) trouvent souvent leurs sources dans des méthodes alternatives rejetées par les normes culturelles et économiques. C’est certainement au cœur de ces pratiques que se cachent les « sorcières » d’aujourd’hui.

  1. Ce projet a débuté à La Maison Populaire de Montreuil avec le cycle d’expositions Plus ou moins sorcières. Anna Colin y était commissaire en résidence en 2012.
  2. L’Heure des sorcières, catalogue d’exposition édité par Anna Colin, Éditions B42 et Le Quartier, Quimper, 2014, p. 7.
  3. L’Heure des sorcières, op. cit., p. 44.

  • * Commissariat : Anna Colin.
  • Avec : Jean-Luc Blanc, Lindsey Bull, Georges Devy & L. Dalliance, Florence Doléac, Camille Ducellier, Mary Beth Edelson, León Ferrari, Derek Jarman, Richard John Jones & Max Allen, Latifa Laâbissi, Bruce Lacey, Adolphe Lalauze, Evariste-Vital Luminais, Ana Mendieta, Anita Molinero, Marie Preston, Olivia Plender & Patrick Staff, Carolee Schneemann & Victoria Vesna, Kiki Smith, Nancy Spero.

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