LIAF 2017
I Taste The Future, Lofoten International Art Festival, Henningsvær, Norvège, 1.09—1.10.2017
Revenir au début du monde. Ou presque. Penser l’établissement d’une population sur un rocher, bout de terre égaré en mer, d’un côté bien précis de la montagne, pour s’abriter du vent. Construire une première cabane, parce que dormir sous son bateau, cette coquille de bois qui est déjà l’outil quotidien, n’est pas des plus vivable. Puis tout à coup, c’est un village qui émerge au milieu des eaux, dispersé sur plusieurs cailloux. Non loin de certains vieux de presque trois milliards d’années. On ne s’établit pas sur ceux-ci, on les contemple. On laisse les aigles de mer y nicher en paix. Les phoques les frôler.
En ce septembre un peu frileux, Henningsvær se fait l’hôte de la quinzième édition du LIAF, cette biennale juchée juste au-dessus du cercle Arctique, dans l’archipel des Lofoten. Et c’est une édition toute d’expérience, d’attention portée à l’entour, de matière sensorielle et à penser qu’offrent cette année les deux commissaires Heidi Ballet et Milena Høgsberg. Un art pas forcément comme on l’attendrait, en tout cas dans un « événement international qui a lieu tous les deux ans ». Aux murs bruts des trois anciens sites de production de morue séchée, quelques cadres épars, enserrant sous leur verre des pressages d’algues locales, ode à une possible diplomatie interespèces pour laquelle milite Filip Van Dingenen dans des workshops teintés de vulgarisation scientifique mêlée de révélations chamaniques. Hormis ces vaporeuses « impressions », et une série de dessins arachnéens, seuls des documents se voient octroyer la faveur d’un « accrochage » en bonne et due forme. De très rares objets se mêlent aussi à l’« exposition », ce sont ceux récoltés et reproduits en bronze par Silje Figenschou Thoresen dont les dessins sus-nommés empruntent aux formes des croquis d’un archéologue danois qui a théorisé sur le peuplement de l’archipel par les Sami. Que voit-on alors principalement dans « I Taste The Future »? Justement, on ne fait pas que voir, on goûte, en effet. Pas au sens de la sapidité, en tout cas pas concrètement, mais on goûte des sensations, des idées. Une belle sélection de films forme le squelette de l’exposition.
Le Smashing (2004) de Jimmie Durham présente l’artiste détruisant un à un, à l’aide d’une grosse pierre, les objets qui lui sont déposés sur son bureau, avant de remettre au déposant un certificat de destruction dûment tamponné. Cette puissante parodie d’une bureaucratie aliénée et ultra-violente voisine avec le très inspiré Europium (2014) de Lisa Rave qui narre une histoire de l’élément du même nom — utilisé pour sa phosphorescence notamment dans la sécurisation des billets de banque européens et la fabrication des écrans — qu’elle resitue dans une analyse plus vaste de la marchandisation des ressources naturelles allant de leur surexploitation à leur contrefaçon. L’idéologie coloniale qui sous-tend le forage actuel des fonds marins de Nouvelle-Guinée pour en extraire l’europium est exemplifiée par une jolie boucle allant des tentatives historiques de contrefaçon de la monnaie papoue par les Européens à l’utilisation que font de l’élément ces derniers pour authentifier leur monnaie.
Hormis la parenthèse rapide qu’ouvre ce film sur les téléviseurs (et il date de 2014), « I Taste The Future » élude avec bonheur la désormais sempiternelle question des infrastructures médiatiques qui abonde depuis plusieurs années dans l’art contemporain. Désormais nous en sommes tous conscients : « les médias sont une manipulation de lumière, d’énergie, de matière, de minéraux1 »…
Le matérialisme arrive dans l’exposition sous une forme plus stimulante avec Donna Haraway: Story Telling for Earthly Survival (2016), le brillant entretien de Fabrizio Terranova avec la chantre de la narration spéculative qui gratifie ce pur moment de bonheur de citations d’anthologie telles que : « penser est une pratique matérialiste à laquelle on s’adonne avec d’autres penseurs ». Offrant dans le cadre intimiste d’un face-à-face en plan rapproché un long développement (90 minutes) sur sa pensée en général, la nature de la pensée, la nature de la vie, notre connexion au monde et les possibilités de reconstruction des schèmes familiaux, amoureux et amicaux, ce documentaire « pseudo-réaliste mais discrètement fictionnel » selon les mots d’Isabelle Stengers montre Haraway en pleine action, c’est-à-dire en pleine pensée.
Narration spéculative, suite, avec l’iconique Museum Futures: Distributed (2008) de Marysia Lewandowska & Neil Cummings qui réenvisage l’armature du monde de l’art dans une discussion qui prend place en 2058. Réforme de la propriété intellectuelle, armageddon entre un domaine public financé par les micro-taxations des transactions financières et un marché de l’art aux mains de franchises de toutes-puissantes maisons de vente ayant dû « ouvrir des écoles pour assurer la production de nouveaux biens2 », l’implacable critique ouvre sur un futur dans lequel un musée surpuissant (Moderna 3.0) en vient à « collaborer à un amendement de la Déclaration des droits de l’homme au sujet de l’extension de certains droits aux composés d’intelligence naturelle et synthétique3 ».
Et, tandis que les récits enregistrés de Daisuke Kosugi résonnent d’histoires de morts et de généalogies alambiquées en un étrange ballet d’auditeurs répondant aux injonctions qui les entrecoupent pour une expérience in situ pour le moins déroutante (Good Name (Bad Phrase), 2017) qui déchoit l’homme physique de son rôle central dans la narration, ce sont les rencontres assemblées par Elin Már Øyen Vister dans Dear Henningsvær and the Ocean that Embraces You! (produite elle aussi pour l’occasion) qui forment le cœur battant de cette édition du LIAF. En une déambulation sensible dans le village de quelque 476 âmes, l’on fait quelques haltes pour écouter des histoires, personnelles ou plus fantaisistes, reliées à la grande Histoire et pourtant encore en marge d’elle, car le peuplement des Lofoten par les Sami a tendance à être « oublié » du récit officiel. L’on croise alors une chanteuse lyrique indigène qui, en son évocation de sirènes, entre chien et loup en bordure du Vestfjord, nous fait frissonner autant qu’une incarnation de l’Ann Lee de Tino Sehgal, puis l’on retourne cent cinquante ans en arrière, par les mots du « maire non-officiel » d’Henningsvær, lorsque les pêcheurs de morue se sont vu offrir le premier rorbu, le premier abri en dur de la zone de pêche, avant que le village émerge au milieu des eaux…
1 Jussi Parikka, A Slow Contemporary Violence: Damaged Environments of Technological Culture, Coll. The Contemporary Condition, Sternberg Press, 2016, p. 22.
2 et 3 https://vimeo.com/54359801
En une : Henningsvær, photo : Aude Launay.
- Publié dans le numéro : 83
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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