L’Île intérieure à la Villa Carmignac
L’Île intérieure.
Villa Carmignac, île de Porquerolles
29 avril 2023 – 5 novembre 2023
C’est au tour de Jean-Marie Gallais d’investir les espaces de la Villa Carmignac située au beau milieu de l’île de Porquerolles, en face de la presqu’île d’Hyères. Après l’interruption due au Covid-19, nous voilà de retour avec une exposition signée, qui, comme toutes celles qui se succèdent à la fondation Carmignac, est censée privilégier le contexte maritime du lieu ainsi que l’incontournable insularité qui la distingue d’autres fondations similaires – sans compter la contrainte non dite de devoir puiser dans la riche collection du maître des lieux. Après la cavalcade de Chris Sharp (La Mer imaginaire) qui réunissait des œuvres spectaculaires – dont la baleine « pailletée » de Bianca Biondi ou le homard de Jeff Koons –, et l’exposition de Francesco Stocchi, Le Songe d’Ulysse, qui se devaitplus labyrinthique, L’Île intérieure apparaît d’emblée plus réflexive quant à la notion d’insularité que celle de ses prédécesseurs, évoquant aussi bien la clôture de l’œuvre que celle de la conscience du regardeur… Ici, et sans vouloir faire de comparatif, le ton est d’emblée donné par un titre aux connotations littéraires et psychologiques autant que plasticiennes. Le parcours proposé par le commissaire en transit du centre Pompidou n’en demeure pas moins résolument ouvert : les rêveries qu’il convoque se nourrissent autant des paysages maritimes qui bordent l’île que des plongées dans un subconscient synonyme d’une insularité farouchement enclose sur elle-même.
Bien entendu, il était tentant de filer la métaphore de l’œuvre entendue comme une île, et de prolonger la réflexion sur le versant psychologique en distinguant les multiples variations que cette appellation est susceptible de développer, le titre choisi plaçant a priori plus la proposition sur un plan cérébral que rétinien pur, et sur une disposition mentale indispensable à la captation de l’œuvre en question : avant de pouvoir apprécier l’œuvre proposée, encore faut-il être dans la bonne configuration mentale pour pouvoir s’y laisser entraîner et y pénétrer. Nous nous attendions de fait à être happés par des œuvres immersives et hallucinatoires, des plongées en apnée au milieu de monstres marins télépathes, de méduses enveloppantes et de caissons de méditation au fond desquels on flotterait allègrement en s’abandonnant à de régressives pensées amniotiques… Ce ne fut pas le cas, nous faisions fausse route, la visite commençait en effet par une œuvre de Roy Liechtenstein (« Landscape », 1977), un portrait de femme à la composition complexe, où le personnage semble regarder un paysage marin à travers un hublot, mais ce même paysage semble emplir les pensées de la jeune femme par un effet de contamination. Ce portait à la Magritte, différent des références habituelles de l’Américain, agit comme un véritable programme, nous susurrant que l’œuvre est certes une clôture, mais que dans la peinture, tout n’est qu’illusion et jeux d’esprit, et que peut-être l’art n’est jamais qu’une tentative pour échapper à cette enclosure, une injonction à traverser ces larges bras de mer qui nous séparent du continent des humaines interrogations. L’exposition ne cesse d’évoluer entre ces deux eaux, celles que l’on pourrait qualifier de transitionnelles, qui nous ramènent aux affaires terrestres, et d’autres beaucoup plus insulaires, où le médium prédomine, comme dans cette salle imposante où trônent les œuvres abstraites des grands maîtres de la fin du xxe siècle, Hantaï, Œhlen, Wool, Frankenthaler et autres Richter, œuvres monumentales, presque écrasantes, closes sur elles-mêmes et ne cherchant pas spécialement à communiquer avec l’extérieur.
Entre ces deux extrémités, tout un parcours alterne entre deux dimensions, entre deux approches d’un médium plus largement représenté, celui de la peinture. Mais au départ de ce parcours, juste après l’œuvre de Liechtenstein, une magnifique sculpture de Rodin déploie la forme contournée et tourmentée de son inachèvement… on se demande un peu ce qu’elle fait dans cette exposition dédiée à l’île intérieure, avant de se voir expliquer qu’elle s’intitule « La Méditation », que Rodin l’incorpora dans le monument à Victor Hugo et qu’on la considère comme le manifeste de l’autonomie de l’œuvre d’art – cet enroulement sur elle-même due à son absence de bras accentuant effectivement ce repli. Le parcours se poursuit avec des photos de Bernard Plossu, en habitué des lieux, qui sait en saisir la douceur dans une technique de noir et blanc d’une grande sobriété, tandis qu’en écho à ce classicisme très pictural les photos de Darren Almond créent des atmosphères irréelles et féeriques, les îles semblant se détacher de leur alentour maritime comme autant de vaisseaux légèrement inquiétants… l’artiste anglais, qui utilise la technique du temps long de la pose et de la lumière lunaire, explique ce sentiment d’étrangeté (« Fullmoon@Sarranier », 2022).
L’exposition est divisée en plusieurs chapitres censés appuyer le discours du curateur, mais l’on se dégage assez vite de cet encadrement conceptuel, qui finalement n’est pas si rigide que cela, et l’on se laisse porter par l’alternance d’œuvres iconiques et d’œuvres moins connues ; les iconiques fonctionnant à plein, comme l’œuvre star de l’exposition, « 100 Years Ago » (2001) de Peter Doig, dont on comprend qu’elle continue de fasciner : sa construction en plusieurs strates clairement délimitées, détache une île-forteresse en arrière-plan, une pirogue improbable au premier plan, dont le rouge orangé tranche résolument sur le bleu-vert de l’ensemble. L’objet est un item récurrent des tableaux de l’Anglais, qu’il peint généralement en blanc ; ici, il traverse toute la largeur de la peinture, en même temps qu’il semble immobiliser l’ensemble du tableau, plutôt vaisseau temporel que véritable canoé… un drôle d’occupant aux allures de rock star à son bord vient rendre cette composition encore plus étrange et onirique. Suggérant des récits qui s’entrechoquent, l’œuvre de Doig résonne parfaitement avec la dimension cérébrale de l’exposition.
Difficile de parler d’une aussi grande variété de pièces. La peinture prédomine certes, mais sait nous offrir des moments rares. C’est le cas avec Verne Dawson, qui sait installer des situations indéfinies renvoyant à des mythes enfouis, instituant des rapports secrets entre les hommes et la nature, les hommes et le temps (« Macedonia Road », 2013) ; ses univers fantastiques peuvent aussi renvoyer à des ambiances fantasmées, des rêves de compagnonnage avec l’animal, comme il le dépeint dans cette nouvelle interprétation d’un Robinson idéal. En revanche, les tableaux de Norbert Schwontkowski désappointent il est assez difficile de relier « Sopot » (2010) à la thématique de l’île, sauf que, bien évidemment, le peintre nous emmène vers les horizons plus triviaux du tourisme de masse qu’il se contente d’évoquer et de transcender par la sobriété d’une approche toute poétique.
Impossible de quitter cette exposition sans évoquer les inclassables : les îlots-termitières d’Agnieszka Kurant, dont les couleurs flashy et la construction conceptuelle assistée par animal, tranchent résolument avec le reste de l’exposition (« A.A.I. », 2017) ; la toile vaudou de Jérémy Demester, dont les excroissances en forme de têtes d’animaux tentent de se libérer de l’emprise de la toile (« Kali », 2022) ; la pièce vibratoire de Michel Redolfi, « Beyond » (2023), qui vous fait sentir sous les pieds le vrombissement du volcan de la Grande Soufrière en Guadeloupe ; ou encore cet amas de peinture brute, récolté par Ida Tursic et Wilfried Mille, résidus de leurs palettes qui, à l’instar de la grande bibliothèque de Borges censée contenir tous les livres, contiendraient toutes les peintures possibles (« Sisyphe (Time Mass) », 2016-2023) ; ou encore cette peu rassurante tête d’art taïno, qui nous fixe de ses yeux vengeurs, comme une invitation à quitter sans tarder les lieux afin de préserver les secrets de l’île, au risque de se retrouver à errer sans fin dans la boucle temporelle de Rodney Graham…
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Head image : Darren Almond, Fullmoon@Sarranier, 2022. C-print, 120 × 260 cm © Darren Almond © Coproduction Fondation Carmignac et l’artiste.
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Modern Love au musée d'art contemporain d'Athènes, Interview Anne Bonnin, Hamish Fulton, A Walking Artist, au Frac Sud , Augustin Maurs, The Music chamber à Artgenève, Garush Melkonyan, Cries from Earth,
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