O Quilombismo à la Haus der Kulturen der Welt, Berlin
Jusqu’au 17 septembre
Commissariat général : Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, directeur du HKW
« Amener le monde plus loin ». Dans son remarquable discours inaugural prononcé pour la réouverture de la Haus der Kulturen der Welt (HKW), la Maison des Cultures du Monde de Berlin dont il est le directeur, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung précise sa volonté d’utiliser le lieu comme une scène, un podium, une estrade. Resignifier le bâtiment passe par la requalification de chacun de ses espaces, rebaptisé du nom d’une femme qui quelque part dans le monde a accompli quelque chose d’important. Au HKW, il y a quatre-vingt-dix noms. Il est important de prendre le temps nécessaire pour aller à la rencontre de ces femmes, savoir qui elles étaient, ce qu’elles ont fait, à l’image de Semra Ertan (1957-1982), poétesse turque, ouvrière et militante politique émigrée en Allemagne à l’âge de quatorze ans qui, pour protester contre la montée de l’intolérance et l’hostilité envers les immigrés dans le pays, s’est immolée l’année de ses vingt-cinq ans, prenant soin d’annoncer son acte la veille sur les radios nationales NDR et ZDF en lisant son poème le plus célèbre : « Mein Name ist Ausländer » [Mon nom est étranger, 1981]. Souvent ostracisées pour des raisons idéologiques, politiques, économiques ou simplement patriarcales, elles ont été effacées des récits dominants et des livres d’histoire officiels. Elles sortent de l’ombre au fur et à mesure que l’on parcourt physiquement l’institution, qui rend visible dans son infrastructure même leur vie et leur œuvre. Construit en 1956 au pied du mur et inauguré l’année suivante, le Kongresshalle est un cadeau des États-Unis à Berlin-Ouest. Abritant le HKW depuis 1989, cet ancien palais des congrès au toit en forme de vague, considéré comme un symbole de liberté et de démocratie, a été construit sur une colline artificielle afin d’être volontairement visible depuis le côté Est-Allemand.
À la fois exposition et projet de recherche « O Quilombismo » est une invitation à imaginer de nouvelles formes de résistance culturelle et politique face aux normes dominantes par le biais de diverses propositions d’émancipation présentes ou passées. Il prend pour point de départ la pensée philosophique du quilombismo telle que développée par l’artiste, écrivain et homme politique brésilien Abidias Nascimiento (1914-2011). Celui-ci définit les quilombos, terme qui désigne des communautés formées par les esclaves en fuite dans des régions reculées du Brésil, comme des sociétés de « réunion fraternelle et libre, ou de rencontre ; de solidarité, de vie en commun et de communion existentielle ». La tradition de la lutte et de la résistance quilombistes est présente dans les Amériques dès les premières décennies du XVIème siècle, au moment où les populations africaines esclavagisées refusent de se soumettre à la colonisation, élaborant de nouvelles formes d’État et d’organisation. L’exposition est racontée par de nombreuses voix issues d’espaces d’émancipation à travers le monde. Artistes, chercheurs, militants, conteurs, imaginent et mettent en œuvre des propositions culturelles, politiques, sociales et économiques de libération et d’affirmation. En abordant les quilombos de façon métaphorique, elle interroge les implications intellectuelles et politiques d’une philosophie et d’une idéologie qui sont propres à ces communautés, cartographiant les espaces qui les ont rendues possibles, tant par le passé qu’à l’époque contemporaine. Encore aujourd’hui au Brésil, rejetant une société fondamentalement répressive, des personnes d’horizons différents se mettent à vivre ensemble. Artiste de Bahia, Alberto Pitta collabore avec de nombreux enfants de ces communautés quilombos. Depuis la fin des années soixante-dix, il travaille le textile en tant qu’élément célébrant la culture afro-diasporique au Brésil. Ses tissus exubérants, créés à partir d’une technique de sérigraphie, ont contribué à l’esthétique afro-bahianaise du Carnaval. Pour l’exposition, il transforme une partie de la façade du HKW en la recouvrant d’une série de toiles inédites traitant du monde d’Ogum, une divinité yoruba du Candomblé connue pour ses qualités d’ouverture de chemin, qui est célébrée à ce jour par les communautés quilombistes anticoloniales. Au verso, il représente les logements communautaires des quilombos contemporains de Bahia.
En cousant des textiles du Zimbabwe mélangés à des vêtements personnels qu’elle récupère auprès de personnes ordinaires, Georgina Maxim crée des tapisseries qui sont à la fois des témoins du temps et une allégorie de la précarité de la vie, de notre présence éphémère sur terre. Son travail porte sur la renaissance de la mémoire et les écrits collectifs. Elle drape deux des colonnes de l’entrée principale du HKW de ses tapisseries, contribuant à l’environnement physique du lieu et aux souvenirs collectifs introduits dans l’espace par l’exposition.
Dans sa nouvelle série composée de six dessins ancrés dans les traditions noires des Antilles et intitulée « Poétique de la célébration » (2023), l’artiste martiniquaise Gwladys Gambie reprend la figure de Manman Chadwon, déesse des oursins et descendante de la divinité afro-caribéenne et déesse de l’océan, Manman Dlo, pour en faire son alter-ego, figure métamorphosée et émancipatrice qui la relie spirituellement à la nature et à son ascendance africaine. Dominés par la couleur rouge qui renvoie au sang utilisé lors des rituels pour relier les ancêtres aux vivants, rendant tangible la présence de ceux disparus pendant les siècles d’esclavage, les dessins entremêlent corps, flore et faune, et libèrent le corps féminisé en reliant les générations, les continents, les temporalités, les ancêtres, les humains et la nature. Des scènes de la vie quotidienne aux thématiques sociales ou politiques que l’artiste congolais Aristote Mago représente sur des sacs en toile de jute ou en polypropylène récupérés pour mieux lutter contre le consumérisme qu’il dénonce, au « Conseil des Esprits-Mères des animaux » de l’artiste et militante péruvienne Celia Vasquez Yiu, corpus de sculptures zoomorphes présenté dans un amphithéâtre faisant allusion à une compréhension spirituelle de l’écologie, aux histoires que Tuli Mekondjo porte avec elle de sa famille et de sa communauté en Namibie dans le contexte historique passé d’une violente domination coloniale allemande, chaque artiste développe des méthodes artistiques de représentation, de résistance et de libération.
Résister et insister. Ces deux mots viennent en sous-titre de « O Quilombismo ». L’exposition revendique un universalisme pluriel promulgué via des généalogies de mouvements de résistance et de stratégies artistiques d’autoprésentation, détaché des normes imposées par la modernité coloniale. Le HKW n’oublie pas que c’est ici, à Berlin, que se sont réunies, à partir du 15 novembre 1884, les puissances occidentales afin de se partager les territoires africains. La conférence de Berlin officialisait le colonialisme comme la suite logique de l’esclavage qui, aboli depuis près de quarante ans, trouvait ici une compensation acceptable face au manque à gagner qui a suivi la fin des traites négrières. Le projet insiste sur le fait que les espaces de liberté, tout comme la liberté elle-même, doivent être cultivés, créés et repensés en permanence. L’expérience quilombiste, qui encourage à la convivialité et l’hospitalité, apparait ici démocratique et égalitaire. Elle incarne une lutte anti-impérialiste profondément alignée sur les différentes souches du mouvement panafricaniste, et ne peut être séparée des luttes de libération en cours des peuples autochtones à travers le monde.
1 Après la guerre et la division de Berlin, la zone sur laquelle se trouve le HKW a été sélectionnée par le Sénat de Berlin-Ouest pour subir une restructuration en tant que site d’Interbau , un développement construit pour l’Internationale Bauausstellung de 1957 (Exposition internationale du bâtiment, IBA). L’architecte américain Hugh Stubbins a conçu le bâtiment comme la contribution des États-Unis à Interbau.
2 Abidias Nascimiento, O quilombismo: documentos de uma militância pan-africanista. 2. ed. Brasília / Rio de Janeiro : Fundação Palmares / OR Editor Produtor, 2002, p. 269-274
3 La religion yoruba regroupe les croyances et pratiques originelles du peuple yoruba, fondées sur le culte des orishas, dans une région qui s’étend du sud-ouest du Nigeria aux régions adjacentes du Bénin et du Togo. Au cours des traites négrières, elle a été exportée sur le continent américain où elle a donné naissance à des syncrétismes locaux parmi lesquels le candomblé au Brésil.
4 L’une des religions afro-brésiliennes, mélange de catholicisme hérité de colonisateurs portugais, de rites indigènes et de croyances africaines venues avec les populations esclavagisées entre le XVIème et le XIXème siècles. Elle est centrée autour du culte des orixás, les dieux du candomblé d’origine totémique et familiale, chacun associé à un élément naturel (eau, forêt, feu, éclair, etc.)
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Head image : Tuli Mekondjo, Ovadali vounona (Birthers of children I, 2023), Ovadali vounona (Birthers of children II, 2023), Ounona vedu (Children of the soil, 2023), courtesy of the artist. Installation view of the exhibition O Quilombismo: Of Resisting and Insisting. Of Flight as Fight. Of Other Democratic Egalitarian Political Philosophies, Haus der Kulturen der Welt (HKW), 2023. Photo: Laura Fiorio/HKW
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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