LIAF
Disappearing Acts, Lofoten International Art Festival, Svolvær, Norvège, du 28 août au 27 septembre 2015
C’est dans le Nordland norvégien, à l’orée de l’archipel des Lofoten dont, parée de ses quelque quatre mille résidents, elle fait office de capitale, que Svolvær accueille la quatorzième édition du LIAF. Plus précisément, c’est dans un ancien magasin d’ameublement-décoration dont ce sera la dernière occupation avant destruction que le statement quelque peu désabusé des deux curateurs Matt Packer, directeur du centre d’art de Derry-Londonderry, et Arne Skaug Olsen, critique et curateur basé à Bergen, prend forme : « un présage dystopique, une insinuation que nos chances de diriger et de changer le monde, et donc la base de nos vies-mêmes, sont en train de disparaître » ainsi résumé par le directeur du Nordnorsk kunstnersenter qui supervise le LIAF.
Si l’on peut, à première lecture, peiner à entrevoir des liens constructifs entre les œuvres présentées, c’est que le propos n’est pas si direct. Rarement pourtant exposition n’aura été si contextuellement conçue. À tel point que c’est d’ailleurs à une véritable romanticisation du lieu d’exposition que l’on assiste ici, lieu que les curateurs n’hésitent pas à qualifier de personnage et qui fonctionne comme une allégorie de leur pensée : « les locaux de Jern & Bygg ressemblent à un corps mutilé, aux rêves et aux désirs épuisés, exactement comme les nôtres. » écrivent-ils à son sujet. Son architecture pragmatique et organique reflète soixante-dix ans de tentacularisation, passant d’une modeste boutique à un block de bâtiments de trois mille mètres carrés en un patchwork ahurissant de styles bien loin de l’architecture des grands hôtels internationaux encore en chantier alentour. C’est que Svolvær n’échappe pas à la gentrification que l’on aurait pu croire éloignée de telles contrées dont, jusqu’à il y a encore peu, les principales ressources économiques étaient la pêche et la pisciculture. La propension des Lofoten à générer des images de cartes postales-fonds d’écrans en fait désormais une destination tourisitique de premier plan pour ceux — et l’on notera soigneusement le paradoxe — que les lieux éloignés et encore sauvages fascinent.
Reflétant ce retour somme toute assez récent, dans l’art, d’une pensée du futur, après de longues années rétro-orientées engluées dans les thématiques de l’archive, de l’histoire, du modernisme, etc., « Disappearing Acts » s’attache à proposer une sorte de portrait chinois de l’homme à venir. Une figure éclatée, en proie au doute, pétrie de peurs liées autant à la surtechnologisation de son environnement qu’à son incapacité à communier avec la nature, corps fragile fragilisé encore par l’avènement dans son paysage mental de la notion d’Anthropocène, hyperobjet s’il en est, qui le remet à sa place de petit sujet cette fois-ci sous le coup d’une accusation. C’est dire si l’on est ici à mille lieues de l’enthousiasme du futurisme. Au doute inhérent à l’œuvre d’Hedwig Houben1 qui poursuit dans une vidéo-installation produite pour l’occasion son impeccable déconstruction du processus de création, fait écho, dans les tréfonds du bâtiment, l’angoissante animation de Mercedes Mühleisen qui figure sous les traits d’un bien vilain personnage rien moins que le langage lui-même, pris à son propre piège après la disparition de tout porteur. Qu’est-il sans personne pour l’incarner, sans conscience pour s’en emparer, pour le comprendre ? Comment peut-il survivre si ce n’est en tentant infructueusement de sortir de lui-même ?
Moan moan, I don’t know.
I don’t know, cause it’s not to know.
So, how could I know?
Déclamant sa méditation métaphysique et lyrique, il évolue dans l’infini de flots noir et blanc qui roulent sur eux-mêmes dans un symbolisme désarmant. Bien que sa mise en œuvre soit relativement complexe, The Gnomic Puddle s’attache à évoquer les artifices du théâtre baroque, naviguant ainsi entre lo-fi et multiplicité des calques.
La fascination technologique que l’on perçoit de prime abord chez Ciarán Ó Dochartaigh, Elizabeth Price, Katja Novitskova et le désormais incontournable1 Benedict Drew, trouve un heureux pendant critique dans les œuvres de chacun. Chez le premier, elle est déjouée avec un humour narquois dans la vidéo Sealand 2 qui s’inscrit dans un display high tech et si design d’inspiration « nordique » qu’il porte même le titre d’Ode to Beovision. Sous ses aspects de publicité cinégénique, West Hinder (2012) d’Elizabeth Price met en scène un fait divers : le naufrage d’un cargo transportant des voitures de luxe dans les eaux internationales. Price imagine la suite de l’histoire, les automobiles utilisant leur « intelligence embarquée » pour construire un discours à la rhétorique promotionnelle mais constituant une voix collective non humaine.
Elizabeth Price, West Hinder (extrait) 2012. Courtesy Elizabeth Price ; MOTInternational.
L’étourdissante vidéo de Benedict Drew, Mainland Rock (2014) semble se dévorer de l’intérieur : sous sa virtuosité digitale à la séduction saisissante, surjouant les plaisirs de l’outil, elle pointe l’emprise de l’objectif machinique par l’empathie qu’il impose à nos sens tandis que la voix off peine à se faire entendre et que les images n’ont finalement plus tellement d’importance jusqu’à ce qu’elles stoppent, essoufflées. This page intentionaly left blank offrent-elles en répit avant de reprendre l’épuisement visuel.
Aux antipodes de ces tumescences oculaires, les interventions toutes en ténuité de Jason Dodge, Émilie Pitoiset et Juha Pekka Matias Laakkonen s’offrent en écho littéral au titre de la biennale. Un tissu plié dont le titre nous indique qu’il a été tissé en Norvège, de la couleur de la nuit et d’une longueur égale à la distance de la Terre jusqu’au-dessus du temps ; des rideaux suspendus qui se montrent plus qu’ils n’obstruent, un gant de cuir agrippant lassement une table basse ; une sorte de petit bol en résine de pin, excréments d’élan et eau de source, simplement posé au sol. Laakkonen a confectionné ce dernier lors de son mois passé sur une petite île déserte que l’on aperçoit de la salle où se trouve à présent l’objet.
Le mot de la fin sera de Sam Basu, artiste invité mais aussi directeur de Treignac Project dont Matt Packer a été curateur ces dernières années, qui déclara lors du symposium organisé en ouverture du LIAF : « L’art a plus de facilité à exister dans le trauma qu’à l’analyser. » Tandis que la voiture de Tue Greenfort, qui carbure à l’huile végétale, est garée devant la grande salle vitrée.
1 Cf. Hedwig Houben par Aude Launay, 02 n°75, été 2015.
2 Surtout pour les Londoniens, puisque de-re-touch, sa toute dernière production, investit les écrans publicitaires de plus de soixante stations du métro pour Art on the Underground, du 2 novembre 2015 au 28 février 2016.
Avec : Anna Ådahl, Sam Basu, Sissel Blystad, Eva La Cour & Kristian Poulsen, Ciarán Ó Dochartaigh, Jason Dodge, Benedict Drew, Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Tue Greenfort, Roderick Hietbrink, Carl Johan Högberg, Hedwig Houben, Steinar Haga Kristensen, Juha Pekka Matias Laakkonen, Dennis McNulty, Mercedes Mühleisen, Isabel Nolan, Katja Novitskova, Émilie Pitoiset, Elizabeth Price, John Russell, Jon Benjamin Tallerås.
(Image en une : Emilie Pitoiset, Sticky, 2015)
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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