L’ordre des lucioles, 17e exposition du Prix Ricard
Fondation d’entreprise Ricard, Paris, du 15 septembre au 31 octobre 2015
L’ontologie a le vent en poupe. On s’en doutait au vu des néologismes et néo-courants que le monde de la pensée a vu éclore ces dernières années, depuis l’Ontologie Orientée Objet, dont l’Américain Graham Harman est le fer de lance, jusqu’à l’« ontologie plate » de Tristan Garcia ou l’« ontologie factuale » de Quentin Meillassoux. Par ondes sismiques, l’ontologie et ses nouveaux atours s’est aujourd’hui propagée jusqu’à des domaines connexes – l’art, donc, et plus précisément le Prix Ricard, rituel de la rentrée parisenne et, ajouteront les mauvaises langues, planche de tendance annuelles. Ainsi le communiqué de cette 17e édition faisait-il état d’une nouvelle espèce d’ontologie, l’« ontologie inversée » : en réponse à l’épineuse question de faire entrer en correspondance les œuvres des artistes de cette édition sans cependant les araser sous une thématique commune, le commissaire Marc-Oliver Wahler a choisi de s’intéresser à la polarité entre l’œuvre d’art et l’objet ou, plutôt, aux modalités du passage de l’une à l’autre. Inversée, cette tentative de mise en forme l’est parce qu’elle prend la question à contre-courant, ne se demandant pas comment l’objet ordinaire se fait art, mais comment et à quelles conditions l’œuvre d’art peut « abandonner son statut esthétique et recouvrer celui d’objet ordinaire ».
Quel point commun alors entre les œuvres des six artistes ou duos d’artistes réunis pour la présente édition ? Peut-être une certaine alchimie, une réflexion sur la transformation des matériaux et sur la matérialisation des flux – ce qui ne suffit pas, pourtant, à faire émerger le commun. Car en commun, ils ont l’art, tout simplement : l’œuvre, c’est-à-dire la chose, c’est-à-dire l’ontologie. Se poser cette question est une impasse mais une impasse qui peut-être constitue le sens véritable de cette proposition. Car, dans son caractère général, l’ontologie contemporaine, telle qu’elle se rapporte à l’art, insiste sur ceci : que l’œuvre doit être considérée comme retirée de son lien au contexte et aux relations humaines, par rapport à sa « réalité intérieure cryptique » et non à ses effets externes1. Or, le mérite de la proposition est précisément de mettre l’accent sur le fait que chaque œuvre exige un mode de saisie radicalement différent, et qu’en conséquence, l’exposition peut avoir lieu partout.
Et pour cause : celle-ci commence par une double impasse, un non-lieu et un cul-de-sac. Rien de plus aisé, en effet, que de passer droit devant la première œuvre du parcours, la vidéo Énergie sombre (2012) des deux lauréats du prix, Florian Pugnaire et David Raffini, installée au-dessus du comptoir à l’entrée. Reconstituant l’épopée rocambolesque d’un van Volkswagen jaune sur les routes de campagne qui éructe et s’ébroue comme un organisme vivant, on en retrouvera le cadavre de tôle froissée dans la dernière pièce, carcasse de grand fauve fauché en plein élan. Avant cela, le visiteur se sera contorsionné pour pénétrer dans la tente couleur couverture de survie de Robin Meier. Il s’agit de Synchronicity (2015), un laboratoire truffé d’électronique où clignotent imprimantes, appareils enregistreurs et mélangeurs, formant avec les plantes vertes, les sauterelles et les lucioles un inquiétant cybervivarium rétroéclairé. Le résultat de longues recherches de la part de l’artiste autour de la manière dont les ondes émises par les appareils électriques contrôlent le rythme de vie des bestioles mais aussi, on le devine, une métaphore de l’exposition comme laboratoire, où l’existence de chaque œuvre-objet influe elle-aussi, par synchronicité, sur celle de ses voisines de biotope.
Si l’on passe plus rapidement sur des œuvres à la beauté fugace comme des lucioles, les moulages en plâtre de membres fantômes de Julien Dubuisson, les cartographies latentes de David Brognon & Stéphanie Rollin ou encore le baquet à chants de sirènes de Grace Hall, c’est qu’elles se perdent un peu, justement, au milieu du panorama général machinique et ultra-testostéroné. Thomas Teurlai en revanche, jeune diplômé de la Villa Arson, se nourrit au même imaginaire déglingué d’une technique qui en est venue à constituer notre sol premier, ce à partir de quoi tout se crée et se transforme, dans un monde où l’objet est toujours déjà fabriqué de main d’homme. Son imposante installation Stop paying the middle man (2015) se présente elle aussi comme un work-in-progress : un procès littéralement sans sujet, pour parler comme Althusser, puisque gisent au milieu de la pièce des composants électroniques jetés au sol ou bien entassés dans des boîtes en plastique. L’artiste, nous dit-on, revient de temps en temps achever de récolter les quelques grammes d’or qui composent ces éléments. Prolongement de son propre atelier mais aussi reflet inique de la fracture entre les deux hémisphères, partageant la planète entre producteurs et recycleurs, dont la seule source de richesse est désormais contenue dans les déchets des premiers.
1 Graham Harman, ArtReview, septembre 2014, « Art without relations ». Sa critique se réfère à l’esthétique relationnelle, qu’il considère relever du corrélationnisme qui fait du monde en soi une réalité inaccessible à l’entendement humain. « Another name for the literal is the relational, since both refer to the outward effects of a thing rather than the cryptic inner reality that makes such effects possible ». http://artreview.com/features/september_2014_graham_harman_relations/
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- Du même auteur : Ed Atkins, Honey, I Rearranged The Collection, Traucum, Melik Ohanian, Stuttering, Wilfredo Prieto, Speaking Badly about Stones,
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