r e v i e w s

Lucy Raven

par Antoinette Jattiot

« Another Dull Day »

WIELS, Bruxelles

27.04 – 14.08.2022

Brute et radicale, « Another Dull Day », la première exposition de Lucy Raven en Belgique s’impose dans l’espace épuré du WIELS par l’aspect sculptural et minimal de ses dispositifs, composés de deux écrans et d’estrades en aluminium. Dans sa pratique, l’artiste américaine, qui mêle images en mouvement, photographies, sculptures et vidéos, scrute des histoires invisibilisées de développements économiques et de pression – qui s’incarnent dans la matière, mais aussi dans le travail et la relation avec les êtres vivants ou le paysage. Sa réflexion se concentre plus spécifiquement sur l’ouest étasunien, par le lien qu’entretient ce territoire avec l’histoire de ses conquêtes et de ses exploitations. Le travail de Raven, présenté ici avec la plus grande minutie technique et curatoriale (déployée par les mains d’Hélèna Kritis), ne pouvait mieux prendre corps que dans l’enceinte de l’ancienne brasserie investie par le centre d’art, fleuron de l’économie belge et vitrine de l’usage du béton armé. Bien que loin des déserts où se jouent les films présentés, le cadre architectural renforce les enjeux des images traitant de matérialité et de processus industriels.

La découverte de la première œuvre par son revers, et la structure portative de son imposant mur LED, est, au seuil de l’exposition, une mise en relief des mécanismes de contrôle, de surveillance et de pouvoir qui nous attendent dans les images au recto. Tourné au Mexique dans le village de Socorro (terme signifiant « Au secours ! ») – un terrain initialement dévolu aux essais d’explosifs –, Demolition a Wall 2 (Album 2)(1) (2022) s’impose par l’intensité visuelle de séquences d’explosions engendrées par des essais nucléaires ou d’armes hypersoniques. Ponctué par le son d’imposantes détonations, le montage alterne des vues de paysage en noir et blanc et des images, captées après l’explosion, dont la colorimétrie a été inversée. Pulvérisées, elles recomposent des environnements abstraits psychédéliques et colorés, sur un fond noir qui dévoile toute la physicalité de leur composition numérique. À l’aide d’une caméra haute vitesse et de techniques de traitement informatique associées à des programmes scientifiques, Raven donne forme à des variations invisibles à l’œil nu du changement de pression, de la circulation de la lumière dans l’air et de la chaleur occasionnées par l’onde de choc. De l’image ralentie et remaniée à l’aide d’un algorithme naît l’impression d’une vague anticyclonique qui nous porte dans la fabrique de l’image. Pour l’artiste formée en sculpture, « l’image devient la matière et le temps la forme d’une structure totale » (2), qui permet de penser l’essence et la création de ce que l’on voit ou croit percevoir. Les contours-mêmes de l’écran LED se fondent avec les murs et le sol ciré du lieu d’exposition, sur lesquels chatoient, en s’entremêlant de manière indistincte, les reflets des images du film et les ombres de la lumière naturelle filtrée. On plonge autant dans l’expérience physique du désert – dont on ne distingue plus les limites – que dans la sensation hypnotique des effets de l’explosion, dans une aberration optique supra-technologique renforcée par le système son à six points diffusant la composition musicale de Deantoni Parks. 

Dans Ready Mix (2021), la seconde œuvre visible dès l’entrée (3), la chorégraphie visuelle subjugue face à l’immensité d’un écran incurvé au format cinémascope. Le film en noir et blanc qui suit les étapes de fabrication du béton dans une centrale de l’Idaho transporte le public par la fluidité de ses images – que leur ralentissement a rendu quasi liquides –, par la plongée surréaliste dans la matière et par les mouvements des étapes de la production captées au drone. Dans une esthétique rappelant aussi celle de la vidéo de surveillance, l’œuvre suggère peu à peu l’intrusion sur un site autour duquel s’érige un mur protecteur. Non sans rappeler la construction rapide de remparts et autres frontières similaires dans l’histoire, le film évoque la création matérielle de la propriété privée et de l’appropriation territoriale. L’industrie du béton – le matériau de construction le plus utilisé dans le monde – devient l’objet d’un récit critique de la pression humaine sur le paysage et les matières premières, et in fine, des politiques publiques et privées à l’origine de l’expansionnisme et de l’extractivisme, 

Réunis par des changements d’état de la matière (gazeuse dans Demolition of a Wall ; solide avec Ready Mix), la transformation des composants sert de support pour penser l’image en mouvement et toute sa physicalité. Dans la continuité de ces deux volées, l’artiste s’attèlerait aussi actuellement à un projet autour de l’état liquide. De son intérêt pour l’enregistrement à sa mise en scène, en passant par tous les effets que provoque l’image sur le·la spectateur·rice, Raven prête aussi une attention particulière à l’ensemble du processus de production, notamment économique, comme en témoignent des projets ultérieurs. (4) Ses œuvres, marquées par l’observation de phénomènes imperceptibles, mettent en tension des processus et des systèmes a priori déconnectés, pour penser l’environnement global de l’image. Par le prisme de l’exploitation, elle part du constat de l’apparition conjointe de phénomènes tels que l’industrie cinématographique et la conquête de l’Ouest. En poursuivant le parallélisme entre le contexte de préparation du béton et des westerns – qui s’appuyait sur des écrans de cet acabit –, elle rappelle les enjeux socio-économiques du travail technique du cinéma..

Image tirée de / Still from Lucy Raven, Ready Mix, 2021. Vidéo 4K noir et blanc, son quadriphonique, 45 min, cadre en aluminium et contreplaqué, structure d’assise en aluminium. Courtesy the artist and Dia Art Foundation.

Au WIELS, les œuvres, a priori vidées de toute présence humaine, confrontent le·la visiteur·euse à la vue de l’autre, qu’iel peut découvrir installé·e sur les estrades comme l’acteur·rice bien réel·le de cette réalité. Les images fusionnent avec l’espace, qui, à son tour, et à la manière d’un Carl Andre, engendre de la durée. Ces dialogues ramènent le corps dans l’exposition et créent ainsi une rencontre physique et individuelle de l’explosion et des mécanismes d’interdépendances au cœur desquels nous nous retrouvons. Malgré la réalité noire à laquelle elle s’attache, l’expérience de « Another Dull Day » (que l’on traduirait en français par « un autre triste jour ») n’a rien de la morosité qu’elle met en exergue.

(1)  L’œuvre fait partie d’un triptyque dont la première partie, Demolition of a Wall (Album 1), elle en couleur, est actuellement présentée à la Whitney Biennale aux États-Unis. La série d’images obtenues par shadowgraphie présentée dans l’exposition au quatrième étage du WIELS compose le troisième volet de cette recherche autour de la pression, de ses retombées métaphoriques et de la physicalité de l’image. 

(2)  David Joselit, « Seeing Oneself Seeing, A Conversation with Lucy Raven », in OCTOBER 162, Automne 2017, pp.19-30.

(3) et initialement réalisée pour l’exposition de Raven à la Dia Art à New York (16.04 – 30.12.21)

(4) On pense notamment à China Town (2009) ou, plus récemment, à Curtains (2014), qui s’intéresse au travail de techniciens et des chaînes de postproduction de la 3D à Hollywood.

Image mise en avant : Lucy Raven, Another Dull Day, 2022. Vue de l’installation au WIELS. Photo : WeDocumentArt.


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