Lumières de Roland Barthes
L’Écrivain en vacances : sur la plage
au Frac Aquitaine, Bordeaux*, du 21 mai au 29 août 2015
Roland Barthes aurait eu cent ans cette année s’il n’avait été victime d’un banal accident d’auto rue des Écoles, devant le Collège de France, le 26 mars 1980 : « insignifiant », c’est l’adjectif qu’emploie Thomas Clerc pour désigner le responsable de ce décès anticipé dans un entretien1 à propos de son recueil de nouvelles intitulé L’homme qui tua Roland Barthes. Usant d’une formule choc au fort accent cinématographique2 afin de dramatiser un épisode qui, on a tout lieu de croire, relève plus du fait divers que de l’attentat programmé, l’auteur fait ainsi d’une pierre deux coups : en faisant passer cet épisode malheureux du registre du banal à celui du sensationnel, il pointe l’importance de la « formule » dans la retransmission de l’événement. On imagine que ce procédé n’aurait pas déplu à l’auteur du Degré zéro de l’écriture qui passa une bonne partie de son existence à décortiquer les rapports de l’écriture au réel et à décrire l’immixtion de la fiction dans la représentation du quotidien.
Comment célébrer le centenaire de la naissance d’un homme du pays3 dont la pensée eut, et a encore aujourd’hui, une influence aussi forte sur toute l’intelligentsia française et mondiale —bien que ses premiers essais fassent état d’un rapport très critique à l’endroit du monde de l’art, y compris des avant-gardes dont il fustige vertement les accointances avec la bourgeoisie et le manque de portée politique des agissements — autrement que par des voies littéraires4 ? Pour l’exposition qu’elle organise au Frac Aquitaine, Magali Nachtergael, par ailleurs spécialiste de l’écrivain5, ne prend pas le parti de mettre en avant cette dimension critique qui correspond au « jeune Barthes », elle réunit des œuvres d’artistes contemporains qui, d’une certaine manière, résonnent avec la pensée barthésienne, choisissant celles ayant un rapport plus ou moins direct avec la littérature car, étant donné que la portée de l’œuvre de Barthes dépasse largement ce champ—le seul concept de la mort de l’auteur pouvant facilement s’appliquer à la création contemporaine prise dans son ensemble— n’importe qu’elle œuvre d’art contemporain aurait facilement pu entrer dans un tel projet commémoratif. L’exposition est doublement bordée par cette nécessaire limitation et par la contrainte toute aussi forte de piocher dans les réserves du Frac Aquitaine ; de fait, elle fonctionne plutôt comme un catalogue des figures de rhétorique, chaque pièce pouvant renvoyer à l’une de ces dernières : Appartement de l’artiste, empreinte (1987-1989) de Pascal Convert jouant le rôle de la métonymie spatiale pour évoquer les conditions de la création littéraire, thème cher s’il en est à Barthes puisque l’intégralité de son œuvre littéraire, « depuis 1953, n’a pas cessé de se déployer (selon d’innombrables ruses et détours dont l’œuvre porte témoignage) autour d’une question et une seule, celle de l’utopie littéraire6. » Métonymie encore que le « chapeau doré » d’Ann Veronica Janssens (L’été, 2011) qui peut facilement s’analyser comme un « signe » renvoyant aux vacances mais aussi à tout un éventail de significations plus ou moins tacites et lointaines, telle que l’auréole du saint. En s’éloignant de sa fonction première d’ombrelle, ce banal chapeau accroché à un porte-manteau dépasse la qualité de simple indice de la présence-absence de son propriétaire et montre la capacité d’une œuvre à produire beaucoup dans l’imaginaire à partir de peu…
L’adaptation manifeste (a short film Reading) (2008) d’Aurélien Froment agit comme l’illustration du pour soi que la littérature procure au lecteur dans l’acte de parcourir un livre —métaphore de l’intransmissibilité absolue du ressenti—, faisant un détour par le cinéma au sein duquel sont isolées quelques scènes de lecture emblématiques : toutes rejouées par la même comédienne, elles ont été tournées dans un cadre dépouillé, tout comme les couvertures des livres qui ont été « neutralisées ». Notre regard ricoche sur le visage de l’actrice que l’on suit déchiffrant laborieusement les textes, nous plongeant dans l’essence de cette relation intime qui nous lie à la littérature. Les photos de William Klein, en revanche, sont plus sensibles et permettent de faire allusion par la bande à la vie privée de Barthes : ces « clichés » de jeunes hommes en vacances réalisés par le célèbre photographe américain à la demande de Fellini ont été pris à Ostie, la plage de prédilection de Pasolini, celle-là même où il fut retrouvé mort. Une série de dessins de Barthes figure également dans l’exposition qui témoigne de l’intérêt majeur de ce dernier pour un art « calligraphique » qui puisse répondre à une des grandes interrogations esthétiques qu’il déploie dans L’empire des signes : « Où commence l’écriture ? Où commence la peinture ? » La présence de ces dessins, dont certains furent exécutés dans sa résidence d’été, permet incidemment de faire état de ce temps si spécifique des vacances et, peut-être, de rebondir sur une des Mythologies les plus connues, « L’écrivain en vacances », clin d’œil à ces mêmes critiques qu’il a largement prodiguées à l’encontre de cette bourgeoisie abhorrée, puisque ces calligraphies peuvent renvoyer à cette « sécrétion involontaire » dont il déplore justement que l’on puisse l’assimiler à un phénomène divin7.
Pour finir, « My last life » de Vincent Meessen agit comme une exposition dans l’exposition et rentre peut-être plus profondément que les œuvres précédemment citées dans la « chair » et « l’esprit » de l’écrivain en faisant directement référence à ses origines familiales. Le vrai-faux documentaire Vita nova, reprenant le titre du projet de roman de Barthes, met en scène un personnage de jeune soldat africain apparu sur la couverture d’un numéro de Paris Match dont Barthes fait l’exégèse dans la postface de Mythologies. Le film de Meessen surfe sur une vague postcoloniale dont Barthes n’a fait qu’anticiper les développements théoriques à venir, il laisse deviner le poids de la légende familiale sur les épaules de ce petit-fils d’un célèbre explorateur8 et dérive subtilement vers une allégorie du glorieux roman national teinté des vicissitudes de l’opacité historiographique à la française : une lumière plus crue se fait ainsi jour sur les ressorts d’une aussi féroce critique envers la bourgeoisie.
* Dans le cadre de Lumières de Roland Barthes, dont le second volet, « Lunettes noires et chambre claire » se déroule au centre d’art Image/Imatge à Orthez du 23 mai au 12 septembre 2015.
1 http://www.magazine-litteraire.com/actualite/entretien/thomas-clerc-je-souhaitais-montrer-diversite-crimes-manieres-raconter-01-06-2010-35284.
2 On pense bien sûr à L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford.
3 Roland Barthes est né à Urt, en plein Pays basque où il revenait passer ses vacances d’été pour se ressourcer et profiter de cette fameuse lumière d’été qui donne son nom aux deux expositions commémoratives.
4 « Il y a sans doute des révoltes contre l’idéologie bourgeoise. C’est ce qu’on appelle en général l’avant-garde. Mais ces révoltes sont socialement limitées, elles restent récupérables. D’abord parce qu’elles proviennent d’un fragment même de la bourgeoisie, d’un groupe minoritaire d’artistes, d’intellectuels, sans autre public que la classe même qu’ils contestent, et qui restent tributaires de son argent pour s’exprimer. » Mythologies, « Le Mythe, aujourd’hui », Seuil, 1957, p. 248.
5 À l’occasion de Lumières de Roland Barthes, Magali Nachtergael, maître de conférence en littérature et arts à l’université Paris 13, a publié un ouvrage aux éditions Max Milo (2015), Roland Barthes contemporain, qui retrace l’itinéraire critique de Barthes et ses apports successifs à l’art contemporain avec, en point de mire, le texte « La mort de l’auteur », ainsi qu’un portrait de Barthes artiste.
6 Roland Barthes, La préparation du roman, préface de Nathalie Léger, Seuil, 2003, p. 15.
7 Roland Barthes, Mythologies, « L’écrivain en vacances », op. cit., p. 30.
8 Le grand-père de Barthes, Louis-Gustave Binger, cartographia le Mali et « donna la Côte d’Ivoire à la France (comme l’indique sa stèle au cimetière du Montparnasse) », ainsi que le mentionne Magali Nachtergael dans Roland Barthes contemporain, op. cit., p. 34.
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- Du même auteur : 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra,
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