Manutensions.1
Manutensions .1
Commissariat : Élise Girardot
L’arc, scène nationale Le Creusot
4 octobre 2024 — 18 janvier 2025
À l’arc, théâtre du Creusot, en Saône-et-Loire, dans le cadre du dispositif « CURA », proposé par le Cnap et visant à soutenir la présence des arts visuels au sein des scènes nationales, la curatrice Élise Girardot interroge les gestes du travail et les enjeux qu’ils sous-tendent dans une exposition au titre en forme de jeu de mots évocateur. Si « Manutensions .1 » trouve sa place dans un lieu spécifique – l’arc est l’un des rares théâtres à disposer d’un véritable espace dédié aux expositions temporaires –, la proposition en déborde pour envahir le hall et les coursives de l’institution, contaminant les espaces plus familiers des usagers du théâtre, telle une amorce invitant les spectateurs à la visite. Imaginée en trois chapitres couvrant la totalité de la saison théâtrale, l’exposition débute par une évocation du monde industriel dans un lieu intimement lié à l’industrie de l’acier et son essor fulgurant : Le Creusot, la « ville-usine ». Ainsi, assiste-t-on à la représentation de la répétition à l’infini d’un même geste, à l’évocation de rythmes infernaux, qu’il s’agisse de cadences domestiques ou ouvrières. Quand le deuxième chapitre sera consacré à la question des révoltes et des luttes à travers la convocation de sujets contemporains, tels que les Gilets jaunes, le troisième sera dédié, le temps d’un week-end au printemps 2025, à la performance.
Ce sont deux paires de pieds en fonte, reliées au plafond par un cordage, œuvres d’Adélaïde Feriot, qui accueillent le visiteur dès son entrée dans le théâtre. Des sculptures qui semblent sur le point de s’animer, guidant le public vers les espaces de circulation où, sur le mur qui fait face aux bureaux vitrés des employé·es de l’arc, au premier étage, est projetée la vidéo Handmade (2022) d’Elsa Werth dans laquelle des objets manufacturés, installés aux creux de la paume d’une main, se substituent les uns aux autres, au fur et à mesure que la paume s’ouvre et se referme. Sur le trajet qui mène à l’entrée principale du grand plateau se tient Bénédicte. Ce premier dessin grandeur nature réalisé in situ par Célia Muller apparaît comme l’origine du projet. Inspirée par trois images différentes, la scène montre Bénédicte vue de profil, s’affairant dans un atelier de fabrication d’artillerie, en 1917. Elle fait le lien avec les trois portraits photographiques d’ouvrières de la Seconde Guerre mondiale, réalisés par Servane Mary et présentés dans la même salle d’exposition. Ceux-ci sont imprimés sur une matière argentée, au dos d’une couverture de survie, fragmentant l’image qui se dilue dans la brillance du support. Trois images d’ouvrières au travail bien loin des représentations traditionnelles des chaînes de production, car elles sont plutôt en train de poser au travail, tant les images paraissent mises en scène – l’une des ouvrières en particulier étant beaucoup trop habillée et maquillée pour exercer son activité. L’artiste a sélectionné et retravaillé des images en provenance de la bibliothèque du Congrès des États-Unis, pays où elle réside. En face du dernier portrait est projeté le film Boussa from the Netherlands (2017) de Bertille Bak qui montre un groupe de femmes au travail – on retrouvera un autre groupe de femmes dans le deuxième chapitre avec le travail vidéo de Randa Maroufi – et introduit la question de la mondialisation. À Tétouan, au nord du Maroc, des ouvrières décortiquent, pour le compte d’une multinationale néerlandaise, des crevettes pêchées aux Pays-Bas et acheminées en camion frigorifique en Afrique du Nord. Si elles tirent toujours du côté de la fable, les œuvres filmiques de Bertille Bak naissent de situations bien réelles. Elles permettent de porter un regard décalé sur les dérives d’un système désormais mondialisé. Montrer des femmes, c’est prendre le contre-pied des images classiques de représentations virilistes du travail. Élise Girardot s’inscrit dans un mouvement de rééquilibrage du discours ouvrier traditionnel.
Invitée en résidence de recherche au Creusot, Cynthia Lefebvre sculpte en décomposant les corps et les gestes. Pour son installation Huile de coude, disques durs et matière grise (2024), elle a entrepris un travail de glanage d’outils et d’images qui la mène dans les brocantes alentour jusqu’à la fonderie Julien, qui fabrique des moules pour l’industrie automobile, où ses interlocuteurs se rendent compte qu’elle possède les mêmes connaissances très précises qu’eux, mais qu’elle les utilise pour une autre finalité. La résidence se transforme alors en résidence de production lorsque la fonderie devient partenaire du projet. L’artiste récupère des pièces jetées qu’elle ramène à son atelier pour les mouler. Le résultat est la grande installation visible dans l’exposition où clefs, disques de meuleuse, marteaux, burins, poinçons, mètres, forets, anneaux de levage… sont représentés par typologie. L’outil ordinaire devient sculpture. La question de la répétition des gestes est poussée à l’absurde dans la vidéo Clerk (2011) d’Ali Kazma qui montre, en plan fixe et face caméra, un homme, sérieux et froid, en train de tamponner une série de documents administratifs avec une virtuosité toute musicale, répétant l’exercice sans relâche ou presque. Cette notion d’absurdité se retrouve dans Twelve O’Clock (2018) de Maxime Lamarche, machine à révolution en va-et-vient dont la roue du bras mécanique tourne littéralement en rond, évoquant le mouvement continu des ouvriers. Enfin, Lauren Huret a travaillé autour des femmes d’ouvriers qui s’affairent au foyer, rendant palpable leur activité à travers un Inventaire des gestes invisibles produit spécialement pour l’exposition.
Lorsqu’Élise Girardot arrive pour la première fois au Creusot, elle est frappée par l’absence de représentation ouvrière dans l’espace public. Les ouvriers, les gagne-petit, les sans-grade ne sont jamais sur la photo. Ce sont eux qui ont guidé ses recherches, eux qui ont été le point de départ de son projet sur place. Montrer les invisibles pour mieux leur rendre hommage et faire le lien avec les travailleurs d’aujourd’hui, résonner avec les gens qui sont encore au Creusot, telle était sa volonté. Tout en haut de l’escalier qui mène à la salle de spectacle, si l’on prête suffisamment l’oreille, on entend une voix féminine. Elle semble timide, gênée, presque coupable d’avouer : « Maintenant, je fais rien. Je commence à apprécier à rien faire. » Et si c’était là, dans cette forme d’émancipation du travail réservée aux bourgeois, aux nantis, que se trouvait l’une des clefs de résistance à l’exploitation salariale ?
Head image : Vue d’exposition « Manutensions.1 » à L’arc, scène nationale Le Creusot, du 4 octobre 2024 au 18 janvier 2025. Commissariat : Élise Girardot.
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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