Marc Bauer, Cinérama
Frac Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Marseille, du 4 juillet au 31 octobre 2015
Comme si la mémoire procédait par sédimentation temporelle dont les strates se recouvrent et s’amalgament jusqu’à ne plus distinguer que « l’arabesque des contours[1] », la pratique plurielle du dessin de l’artiste suisse Marc Bauer procède par effacement. Ce dessin se fait l’entremise du souvenir – l’éclat vif ou l’impression floue – par son économie de moyens, la lenteur d’exécution, le travail de la main. Dans ce processus de décantation, ce sont les images qui sont au travail, filtrées par la subjectivité de l’artiste, exhaussées dans la fiction. Si Marc Bauer s’efforce de dessiner les contours de sa propre histoire, c’est toujours dans une gestuelle à rebours : retrancher pour faire apparaître, en creux et à tâtons. Son travail se conjugue à la fois au singulier et au pluriel, pour s’interroger sur les écritures possibles de l’histoire, personnelle et collective. Il pratique le dessin par déclinaison, en multipliant et croisant les supports (papier, mur, plexiglas, tapisserie, film) ; la ligne-flux gangrène l’espace et c’est tout son univers graphique qui entre en expansion.
L’exposition itinérante « Cinérama » se décline selon les modalités singulières de l’espace qui l’accueille. Après une escale à Clermont-Ferrand (Frac Auvergne, du 1er mars au 1er juin 2014) et à Sélestat (Frac Alsace, du 15 novembre 2014 au 22 février 2015), elle investit les plateaux du Frac Provence-Alpes-Côte-d’Azur à Marseille, inauguré en 2013. L’artiste est intervenu directement sur le bâtiment, concevant un espace feutré et intime en jouant avec les grands espaces décloisonnés : les larges baies vitrées ont été aveuglées par un filtre semi-opaque qui produit une sensation de myopie, comme un regard flou en empathie avec l’instabilité de son trait.
L’espace du premier plateau est redécoupé par les dessins monumentaux qui ponctuent le parcours de l’exposition : nous sommes directement invités au Cinéma (2014), titre du dessin reproduit et agrandi qui inaugure l’exposition et la clôt dans son format original, comme une parenthèse graphique. Le cinéma, c’est bien cet espace alvéolaire et hors du temps, où les spectateurs se retrouvent dans la pénombre pour se voir raconter des histoires. Sur l’écran blanc de Cinéma, en exergue de l’exposition, Marc Bauer invite le spectateur à une projection particulière, celle d’un montage épars qui évoque des images déjà vues, « transformées par les imprécisions de la mémoire, l’oubli, le fantasme, les émotions[2]… ».
Le titre de l’exposition, « Cinérama », opère une syncope entre cinéma et panorama, qui témoigne d’une pensée élargie de l’écran. D’abord, un gros plan sur un œil injecté de sang, puis les portraits de l’acteur Mathieu Amalric qui raconte cet instant de mue où l’acteur change de peau et revêt celle de son personnage. Courant le long d’une trajectoire rectiligne, les séries de dessins intitulées Monument et Roman Odessa (2009), inspirées du Cuirassé Potemkine (1925) de S.M. Eisenstein évoquent à la fois le format du story board où se succèdent dans le temps et dans l’espace la chronologie fantasmée du film et la forme du roman-photo chère à Chris Marker. À l’arrière plan, comme si l’espace se constituait en feuilleté, les quatre portraits des hauts dignitaires de la République de Salò en référence au film de Pier Paolo Pasolini (Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1976) côtoient le dessin mural réalisé in situ à la craie noire, Germania (2014). Sont également exposées des dizaines de plaques de plexiglas (Metropolis Sceneries, 2013) qui convoquent un imaginaire architectural tiré des décors de Metropolis (1927) de Fritz Lang et inaugure une pensée de l’espace filmé « lessivé » par la pratique du dessin, passé au tamis de la subjectivité.
L’importance du cinéma des années 1920, des avant-gardes russe et française jusqu’à l’expressionnisme allemand, trouve son plein accomplissement dans le film d’animation The architect (2011-2014), présenté en salle de cinéma, comme articulation et point d’orgue entre les deux plateaux de l’exposition. Réalisé à partir de plusieurs centaines de plaques de plexiglas peintes à l’huile noire exposées plus loin, The architect retrace l’histoire d’un garçon, fasciné et terrorisé à la fois par la vision du Nosferatu de F.W. Murnau, qui fait un sombre rêve prémonitoire. Dans une temporalité heurtée et anachronique, les événements historiques de la montée du nazisme croisent les micro-histoires des personnages. Tout comme The Astronaut (2013), tourné en 16mm, le flou et l’altération des contours des figures « liquidées » participent du logiciel formel propre au rêve. Au centre du plateau supérieur, une tapisserie d’Aubusson (Melancholia I, 2013), réalisée à partir d’un dessin, étend à nouveau l’amplitude graphique à la croisée des arts et opère un passage vers une vision haptique, de la ligne au point-noeud.
Le travail de Marc Bauer est peuplé d’images, compressées dans la mémoire puis délestées dans le dessin qui trouve alors une nouvelle forme d’acuité visuelle. Il faut ainsi plisser les yeux, s’aveugler d’images, les absorber et s’affranchir de ces « émeutes de détails » pour laisser opérer « l’ivresse du crayon[3] ».
[1] Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Edition du Sandre, 2010.
[2] Entretien avec Marc Bauer, Revue Entre, http://www.revue-entre.fr/?q=content/se-laver-du-souvenir-marc-bauer-vs-kasimir-malevitch, consulté le 20 juillet 2015.
[3] Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Edition du Sandre, 2010.
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- Du même auteur : Lorena Zilleruelo,
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