r e v i e w s

Mariana Castillo Deball, Parergon

par Gauthier Lesturgie

Hamburger Bahnhof, Berlin, 20.09.2014_1.03.2015.

« Certaines personnes déclarent qu’un(e) artiste devrait être capable d’exprimer son moi intérieur, mais je crois plutôt que le véritable talent c’est d’être capable de prendre une position de retrait et laisser la main, la pierre, le glacier ou le crayon raconter leurs propres histoires1. »

Nous sommes dans un premier temps confus lorsque nous déambulons dans le large hall de la Hamburger Bahnhof où se présente « Parergon », exposition de Mariana Castillo Deball. Face à nous, une collection d’objets bien trop hétéroclite pour nous permettre d’identifier le pourquoi de cette réunion. Ainsi, une peinture ottomane du xixe siècle fait face à un masque mortuaire tandis qu’un fauteuil roulant dialogue avec une sculpture moderniste en bronze.

Un expert peut néanmoins reconnaître certaines pièces fameuses des collections berlinoises, notamment la Stehendes Mädchen [fille debout] d’Otto Baum ou une reproduction fantomatique de la façade du palais de Mshatta conservée au Pergamonmuseum. Finalement, tous les objets réunis ou produits par Mariana Castillo Deball proviennent ou font référence à des institutions de la capitale allemande ; le contexte de l’exposition elle-même nous permet de comprendre ce choix : en 2013, l’artiste mexicaine aujourd’hui basée à Berlin remportait l’important « Preis der Nationalgalerie » qui lui permettait la création d’une exposition dans l’un des musées nationaux de la ville ainsi qu’une publication monographique2.

L’artiste, qui déclare préférer les réserves des musées aux musées eux-mêmes, refuse alors de se concentrer sur une institution et d’utiliser le budget qui lui est alloué pour produire de nouvelles œuvres qui seront ensuite injectées dans les circuits du marché. En un geste radical, elle adopte une position plus effacée, se plaçant comme co-auteure des objets qu’elle va sélectionner dans les différentes collections, construisant ainsi un reflet fragmenté de ces institutions.

Sa présence est d’abord difficile à identifier dans l’espace, entre les emprunts d’œuvres, les copies qu’elle en a produites ou les créations plus « fantaisistes », mais surgit finalement dans ce qui constitue habituellement les « à-côtés » d’une exposition (si bien que l’on peut absolument passer à côté) c’est-à-dire l’appareil de médiation que forment le journal de l’exposition et l’audioguide. Mariana Castillo Deball met en scène l’exposition dans sa totalité : les objets présentés mais aussi le paratexte par le déplacement de ces derniers. C’est précisément ici le lieu du parergon, terme grec ancien qui peut désigner un « supplément », quelque chose de secondaire à un objet3. Habituellement un « à-côté », ce complément est ici le geste même de l’artiste qui prend le discours comme unique stratégie.

Mariana Castillo Deball, Parergon. Vue de l’exposition / Installation view Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Mariana Castillo Deball, Parergon, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Le texte écrit4 ou lu (l’audioguide) (dé-)place les différents objets comme supports tangibles, voire  protagonistes, de nombreuses histoires qui nous mènent des « captures » de vestiges archéologiques à la fin du xixe siècle à la redécouverte de la sculpture d’Otto Baum en 2010.

Tous ces éléments, à commencer par la Hamburger Bahnhof elle-même, représentent ce que l’artiste nomme des « objets inconfortables » qui n’ont pas accompli leur « destinée » : déplacés, détruits, effacés, volés ou redécouverts, subissant des changements de statut en fonction des personnes qui les manipulent. Immobiles par leur condition formelle et pourtant paradoxalement instables.

Face à la profusion des histoires révélées dans « Parergon », la Hamburger Bahnhof, simultanément personnage, lieu et décor de ces narrations, incarne un exemple hautement symbolique pour comprendre les opérations de l’artiste. Construite en 1847, elle fut d’abord une gare mais se trouva rapidement limitée tout en ne pouvant supporter l’agrandissement des voies de chemin de fer, elle devint alors, en 1906, le musée royal du transport et de la construction. Fortement endommagé en 1944, le musée restera clos pendant près de quarante ans. Il fallut attendre 1996 pour que la Hamburger Bahnhof soit réhabilitée en musée d’art contemporain, caractérisant ainsi par sa biographie la « ruine moderne » par excellence.

Ces métamorphoses sont particulièrement révélatrices des différents statuts qu’ont pris les objets accueillis par le bâtiment. Des panneaux en bois indiquant les horaires des trains présents dans l’exposition nous ramènent à sa fonction première tandis que des roues de locomotives, d’anciens mobiliers d’exposition et autres vestiges des technologies industrielles devenus objets de collection par leur obsolescence évoquent le musée des transports. Ces vies inconstantes des objets sont révélatrices de nos propres comportements, de ce que l’on désire, produit, conserve et détruit.

L’histoire de la Hamburger Bahnhof ainsi racontée produit des résonances avec les autres pièces présentes dans « Parergon », les gares ayant en effet joué un rôle fondamental dans la découverte, la prise et le rapatriement de vestiges archéologiques. En 1904, l’Empire allemand débuta la construction de la ligne de chemin de fer de Bagdad dans le but de connecter directement Berlin à l’Empire ottoman, des relations qu’incarne le rideau flottant en travers de l’exposition qui reproduit les motifs de la façade sud du palais de Mshatta. Décomposée en quatre cent cinquante-neuf morceaux, la muraille fut un « cadeau » d’Abdul Hamid II, sultan de l’Empire ottoman, au Kaiser Wilhelm II pour la construction de la ligne de chemin de fer du Hedjaz, détournant ainsi le décret de 1884 qui assurait le droit à la propriété pour l’Empire ottoman de toutes les antiquités découvertes sur son territoire. Cet accord fut notamment défendu par le peintre et administrateur Osmân Hamdi Bey dont l’un des tableaux — Marchand de tapis persan dans la rue (1888) — acquis par l’Empire allemand sans doute pour le flatter et obtenir quelques dérogations au décret, se trouve également au début de l’exposition.

Mariana Castillo Deball, Parergon. Vue de l’exposition / Installation view Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Mariana Castillo Deball, Parergon, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

C’est ici en partie l’une des histoires que raconte Mariana Castillo Deball via ses objets-personnages. Usant du story)telling, elle produit une version augmentée et manipulée de ce que Jean-Marc Poinsot nomme les « récits autorisés», désignant par-là des constructions discursives attachées aux œuvres mais qui n’en font toutefois pas intrinsèquement partie, à l’image des titres, signatures, dates, certificats, attestations, descriptifs, notices, légendes, déclarations, descriptions, commentaires oraux, etc.6 Ces derniers constituent ici les parergon et le lieu de l’expression de l’artiste par un retournement de paradigme vis-à-vis de l’œuvre analogue à celui préconisé par Sergei Tret’iakov dans son essai de 1929 intitulé « la biographie de l’objet » : « Ainsi, ce n’est pas l’individu qui se déplace à travers un système constitué d’objets mais plutôt l’objet qui évolue à travers un système constitué d’individus7 ».

Mariana Castillo Deball, Parergon. Vue de l’exposition / Installation view Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Mariana Castillo Deball, Parergon, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Les interventions discursives de l’artiste ne sont rendues possibles que par le déplacement des objets hors de leur contexte, à savoir leur localisation dans les collections : rassemblés dans le quasi-white cube de la Hamburger Bahnhof, ils deviennent des « coquilles » à investir. Ces récits attachés aux objets participent à la mémoire que l’on en a, ils en sont à la fois des traces instables et tenaces. Mariana Castillo Deball a continuellement porté son intérêt sur la mémoire des objets ce qui l’a menée, dans une démarche inévitablement matérialiste, vers l’archéologie. Elle en emprunte les méthodes et une approche objectale du monde et donc de la construction historique, tout en se libérant de l’objectivité que requiert la pratique. Ainsi, la présence dans « Parergon » de la sculpture d’Otto Baum, Stehendes Mädchen (1930), disparue à la suite de sa présentation dans des expositions « d’art dégénéré » sous le régime nazi, puis retrouvée au hasard d’un chantier de fouilles archéologiques en 2010, et du masque mortuaire controversé du peintre juif allemand Max Liebermann conçu par Arno Breker, sculpteur favori du iiie Reich, révèle les stigmates d’une histoire récente particulièrement complexe dont certains artefacts ont été omis ou, au contraire, dans laquelle ils ont été mis au service des idéologies au pouvoir.

En faisant parler les objets, Marianna Castillo Deball échafaude un subtil métalangage par lequel les récits attachés à cette collection révèlent une nouvelle fois le pouvoir discursif du contexte de conservation et donc des institutions muséales. L’artiste, à la manière des objets-personnages mis en scène dans sa « pièce », disparaît à son tour pour choisir le rôle d’artiste-mythologue. « Le mécano, l’ingénieur, l’usager même parlent l’objet ; le mythologue, lui, est condamné au métalangage8. »

Mariana Castillo Deball, Parergon. Vue de l’exposition / Installation view Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

Mariana Castillo Deball, Parergon, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart – Berlin. Photo : Thomas Bruns

1       « Artist’s Favourites by Mariana Castillo Deball », Spike, Octobre 2014.

2       Mariana Castillo Deball, Parergon, Cologne, Walther König, 2015, textes de Kirsty Bell, Mariana Castillo Deball, Dario Gamboni et Mélanie Roumiguière.

3       Voir Jacques Derrida, « Parergon », in La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.

4       Le journal de l’exposition est le second numéro de la revue fondée par l’artiste, Ixiptla : Journal of Art and Anthropology.

5       Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu : L’art exposé et ses récits autorisés (1999), Dijon, Les presses du réel, coll. « Genève : Musée d’art moderne et contemporain », 2008.

6       « Les récits autorisés sont seconds en ce sens qu’ils apparaissent après l’œuvre ou dans sa dépendance lors de sa présentation ou de sa représentation […]. Ils ne sont ni œuvres ni discours indépendants mais récits institutionnels systématiquement associés à la production des évènements et prestations artistiques au rang desquels les expositions jouent le plus grand rôle ». Jean-Marc Poinsot, op.cit., p. 144.

7       Sergei Tret’iakov, « The Biography of the Object » (1929), October n°118, automne 2006, p. 57-62.

8       Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », 1957, p. 271.

 

 

 

 


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