Marie Ouazzani et Nicolas Carrier au Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
Marie Ouazzani et Nicolas Carrier – “Sol Fictions”
à la Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
Exposition du 4 février au 27 mai 2023
Commissariat : Marc Bembekoff
synecdoque | nom féminin – Figure de rhétorique où l’on prend la partie pour le tout, l’espèce pour le genre, le singulier pour le pluriel.
Étroitement lié à cette définition, le travail de Ouazzani Carrier évoque une masse continue d’idées qui ne cessent de croître et de se développer.
Chaque exposition, chaque film, fait partie d’une accumulation plus vaste, ils sont à la fois autosuffisants, tout en étant une partie représentative du corps principal. Néanmoins, aucune exposition n’est jamais pareille. Les éléments évoluent, changent et sont parfois abandonnés, tandis que d’autres persistent.
À Sol Fictions à la Galerie, Centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, le couple reprend ses pratiques habituelles : infusions, plantes séchées, polaroïds, films ainsi qu’une installation de misères pourpres. Choisi pour son nom populaire, la Tradescantia pallida est une espèce de plantes extrêmement résistantes, provenant du Mexique, capable de survivre à des conditions extrêmes de manque d’eau ou de lumière. Ces plantes, que les artistes ont cultivées eux-mêmes dans le cadre de leur pratique artistique, continuent de se propager et de s’étendre pendant la durée de l’exposition. Non seulement leur rythme de croissance rapide modifie continuellement l’aspect visuel de l’exposition, c’est également leur résilience qui agit comme une métaphore d’une manière de s’accrocher à la vie et d’habiter la planète.
Souvent, le travail de Ouazzani Carrier explore des espèces végétales qui ne sont pas originaires d’Europe mais qui sont devenues courantes aujourd’hui : palmes, bananiers, etc. Par des voies connues et inconnues, ces plantes ont voyagé depuis des contrées lointaines, venant pour la plupart de ce qui furent des colonies françaises et/ou européennes. Atteignant le vieux continent, elles se sont créées une nouvelle vie et prospèrent désormais dans un nouvel environnement, s’adaptant et s’intégrant à leur milieu. Les artistes abordent le thème de la migration et de la colonisation en examinant les voyages des végétaux plutôt que ceux des humains. En retraçant les chemins de la colonisation des principales puissances européennes, les artistes construisent une carte unique et inversée qui représente le mouvement de ces plantes.
Espace négatif, miroir parallèle à la trajectoire des colons vers le nouveau monde, ces espèces empruntent les mêmes voies pour venir coloniser à leur tour l’ancien monde. La présence de ces plantes constitue aujourd’hui un rappel poignant et une preuve physique de l’impact intrusif des colonisateurs, et ce même dans le contexte de l’indépendance accordée à certaines nations colonisées dans des conditions inéquitables. Si la France s’est retirée de ses anciennes colonies, celles-ci continuent de laisser une marque indélébile sur la France.
D’un autre point de vue, ces espèces peuvent être considérées comme des précurseurs de l’inversion de la trajectoire des migrations humaines qui s’en est suivie. Les descendants des peuples colonisés ont plus tard retrouvé le chemin de la terre européenne, échappant souvent à la situation financière sinistre de leur pays. Ils quittaient leurs patries en quête d’un avenir meilleur, construisaient et agrandissaient les capitales de l’ancien monde, s’y taillant ainsi une place à eux.
La France a la particularité d’être un pays très centralisé, tous les chemins mènent finalement à Paris. Et Paris est, à cet égard, une synecdoque de la France. Cette centralisation, dans les deux cas, se fait au prix d’une contradiction : l’élément central attire mais n’accepte pas entièrement les éléments extérieurs – comme une sorte de système solaire. Le noyau conserve sa propre identité et ne permet pas un mélange homogène. Paris, en tant que capitale, ne se mélange pas avec la province, et Paris, en tant que ville, ne se mélange pas avec ses zones suburbaines. La banlieue française est un phénomène à part entière, car elle est indispensable au fonctionnement de la ville, mais elle ne s’en confond pas. L’étymologie même du mot “banlieue” en français est une combinaison de “ban” de banni et de “lieu”.
On dit que les banlieues des villes françaises ont été bâties par et pour les immigrés qui sont venus (re)construire les villes d’après-guerre. C’est dans ces banlieues, et Noisy-le-Sec en est un excellent exemple, que nous trouvons aujourd’hui nos plantes tropicales, qui poussent dans les jardins conçues souvent pour des cités en style brutaliste et socialiste, destinées souvent aux foyers à faible revenus et aux logements sociaux, habités en grande partie par une population immigrée. Ces plantes sont les témoins du passé mais aussi du présent. Malgré leur fragilité, elles représentent également la résilience de la nature, ainsi que son inévitable pérennité. Dans l’exposition, une salle est consacrée à cette métaphore. L’œuvre Éclisses conçue des palmes séchés posées sur des bâches en plastique et maintenus par des fers à béton, est entourée de diptyques de polaroïds accrochés au mur représentant des palmiers poussant dans les jardins d’immeubles résidentiels construits dans les années 1960-70 à la périphérie de Paris.
Marie Ouazzani et Nicolas Carrier choisissent spécifiquement la banlieue française comme sujet de son travail, photographiant et filmant des paysages qui pourraient être dystopiques mais qui sont en effet des prises de vue de la réalité. Qu’est-ce qu’une utopie ou une dystopie si ce n’est une perspective sur la réalité ? Rappelant un monde post-apocalyptique, le duo sous-titre ses films avec des faits scientifiques vaguement transformés parlant d’une variété d’éléments chimiques que l’on trouve dans nos sols et dans l’air. À travers une appréhension poétique de l’implication de l’homme dans le changement climatique, ils jouent avec des temporalités potentielles, concevant un possible futur post-apocalyptique pourtant pas entièrement sombre.
De manière semi-anthropomorphique, tout en jouant le rôle de décor, les plantes deviennent les personnages principaux de leurs films fictionnels. L’oeuvre présentée dans l’exposition, Millieu Vague, diffusée sur quatre écrans, met en scène des caméras statiques regardant des direction uniques et représentant des cultures maraîchères – aubergines, tomates, choux frisés – poussant à l’air libre, à côté des scènes de plantes plantes tropicales en milieu artificiel de serre humide ou de champignons entourés de pièges collants à insectes et de chaînes. Dans une décision profondément symbolique et toutefois sans prétention, les scènes de plantes s’interposent avec des séquences montrant un homme âgé et fatigué portant un casque médical de protection, ainsi qu’un chien, errant librement dans un terrain vague. Dans l’esprit du slow cinema, les artistes laissent les images parler d’elles-mêmes avec un minimum d’intervention sous forme de montage. Les longues prises de vue permettent ainsi aux artistes et aux spectateurs de contempler une scène et de trouver leur propre lecture du contenu.
Le travail de Ouazzani Carrier met l’accent sur les dynamiques complexes de la migration, de la colonisation et de la présence incessante du colonisateur regardant par le biais des voyages de plantes, offrant une perspective stimulante non seulement sur les histoires entrelacées de l’Europe et de ses colonies, mais aussi sur celle de l’espèce humaine colonisant la nature. À travers un cadre réfléchi, poétique et parfois inquiétant, le visiteur est absorbé dans un monde de presque-demain. Et même si l’avenir est terrifiant, nous n’y sommes pas encore.
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Head image : Milieu vague, 2022, 2 vidéos 8K sur 4 écrans, 14 min, production La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, Fondation des Artistes ©ADAGP, Paris, 2023
- Publié dans le numéro : 104
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