Se perdre sans peur dans l’œuvre de Carla Adra.
Carla Adra à 40mcube, au Palais de Tokyo, à la Kunsthalle et à la galerie Valeria Cetraro
FÉV. 2024, 9 MARS, MOI, ÉCRIRE, ADOLESCENCE, ESPION, AMI×ES, SE PERDRE SANS PEUR. Je déchiffre un à un les mots et les brèves déclarations griffonnées en hâte à la craie blanche sur une toile, dans une graphie majuscule presque enfantine. Dans cette cacophonie visuelle de termes, des verbes, des adverbes, des noms communs ou propres, des dates et des lieux se dispersent sur l’ensemble de la surface plane. Au centre de la composition, cependant, un mot se distingue par sa couleur jaune, son lettrage minuscule et son encadrement : ici. L’humilité formelle de cette exception semble être une première clé de lecture pour comprendre ce qui est en jeu dans cet espace où je me trouve, ici.
Ici, c’est d’abord un adverbe du temps et de la spatialité. Je suis « ici » quand je suis situé, présentement à ce lieu et à cet instant1. Ici est donc l’endroit où je me trouve, devant l’œuvre Février 2024, Aubervilliers de Carla Adra. Née en 1993, l’artiste développe une pratique pluridisciplinaire qui s’étend aux domaines de la performance, de l’installation, de la vidéo, du dessin et de l’écriture. Cette « image » est une subtile cartographie lexicologique et sémantique, interconnectant par de fins traits blancs les différentes informations éparpillées sur la surface. Ainsi, se perdre sans peur se relie à 40mcube et à cartes. De là, les ramifications s’étendent : radio, riga/lectures, Arthur Chen, mois, écrire, texte, et ainsi de suite.
Ici, c’est également l’exposition monographique « Se perdre sans peur » de l’artiste, qui s’est tenue au centre d’art 40mcube à Rennes cet hiver. L’espace de monstration et son accrochage sont d’ailleurs représentés au pastel, en arrière-plan de la même carte. Comme le laissent présager les noms de certains lieux culturels[E. F.1] , « VALERIA CETRARO », « PALAIS DE TOKYO » et « KUNSTHALLE – MULHOUSE », « Se perdre sans peur » constitue le point d’intersection d’une constellation de cinq expositions auxquelles l’artiste a participé presque simultanément2. Ce jeu d’associations entre les mots et les lieux ouvre un véritable espace de réflexion pour Carla Adra ; il nous offre l’occasion de tirer un à un les fils pour appréhender son œuvre et sa démarche artistique.
Je me souviens très bien avoir découvert le travail de Carla Adra, un an plus tôt, à l’occasion du duo show « À qui tu parles » avec Cécile Noguès, organisé par Valeria Cetraro. Dans la série des Mots de gueule (2019), une force poétique émanait des courtes paroles intimes, illisibles, parfois barrées, inscrites sur des papiers froissés : j’ai peur de parler / parle commaime, je suis lesbienne / de qu’elle fille. Le ton grave des confessions tapuscrites et la simplicité déroutante et candide des commentaires manuscrits rédigés au Bic bleu créaient un échange étonnant entre ces deux forces en présence. Il était finalement question, pour l’artiste, d’interroger notre capacité à comprendre autrui et la place intime qu’il occupe pour nous.
Focalisée sur les questions de transmission de la parole, Carla Adra adopte une posture d’artiste-pédagogue, explorant avec sensibilité et inclusivité les récits personnels ainsi que les expériences de réciprocité. Pour elle, la psychanalyse et les méthodes issues des pédagogies alternatives représentent un réel enjeu dans la mise en place de processus d’écoute et de dialogues authentiques. Les témoignages qu’elle recueille constituent la matière première de son œuvre. Cette rencontre avec l’autre est orchestrée dans le cadre d’expériences performatives collectives et d’ateliers participatifs, où Carla Adra saisit habilement ces rares moments de confiance pour tisser des liens entre les individus, leurs histoires et les espaces qu’ils habitent physiquement. Cette matière sensible est ensuite accueillie dans des dispositifs élaborés, transformant les récits intimes en œuvres d’art qui résonnent profondément avec le spectateur.
Carla Adra, Paroles chaudes, 2022-2024, Capes mentales, 2022-2024, Opaque à l’intérieur
transparente à l’extérieur, 2022. Group show « Toucher l’insensé », Palais de Tokyo, Paris, 2024. Commissariat de François Piron. Courtesy de l’artiste et Galerie Valeria Cetraro. Photo Aurélien Mole.
L’installation multimédia Paroles chaudes, présentée durant l’exposition « Toucher l’insensé » au Palais de Tokyo, raconte le dialogue mené par l’artiste avec un groupe de patients d’un institut médicoéducatif. À l’intérieur de cette expérience de collaboration, des « capes mentales » en velours ont été confectionnées afin d’incarner la création d’un espace de confiance. Trop souvent étouffées par les voix dominantes, des paroles silencieuses trouvent ici une nouvelle audibilité, leur conférant toute la légitimité qu’elles méritent.
Dans le cadre de l’exposition de 40mcube, une vingtaine de cartes mentales se déploient dans l’espace comme des réseaux neuronaux, capturant l’essence fugace de la pensée de l’artiste. Chaque trait esquisse une connexion, chaque terme trace un chemin dans un entrelacs de sensations, de sentiments et d’idées. Tantôt outils de navigation dans les méandres de son esprit en ébullition, tantôt œuvres autonomes, ces objets évoquent une cartographie poétique, révélant les intrications intimes entre les individus, les discours et les lieux. Cette approche rhizomique, héritée de la psychologie cognitive et réinventée par l’artiste, reflète le foisonnement de pensées et d’associations d’idées qui anime son processus créatif. Carla Adra offre ainsi une vision kaléidoscopique de son monde intérieur, où la spontanéité de l’expression se mêle à la rigueur de la réflexion, formant un véritable paysage mental en perpétuelle métamorphose.
« Se perdre sans peur » se profile comme une interface, une zone de transition captant et diffusant une multitude de récits. Selon Deleuze et Guattari, les « postes de radio ou de télé sont comme un mur sonore pour chaque foyer, et marquent des territoires3 ». Des micros, juchés sur des pieds et des antennes sculpturales, diffusent dans l’espace d’exposition un brouhaha ; les cartes sont notamment activées par la voix enregistrée de l’artiste. Vêtus d’une blouse peinte, les médiateurs de 40mcube jouent un rôle crucial, leur travail étant assimilé à une performance au cœur de cette mise en scène. En synchronisant les différents microdiffuseurs, ils recomposent en permanence la symphonie ambiante. Cette œuvre sonore amène finalement à un nivellement des registres de la parole publique, professionnelle et intime. Le visiteur est également libre de s’approprier le micro pour insuffler sa propre histoire, étirant ainsi la performance dans le temps et l’espace de l’exposition. Chaque micro, chaque antenne, devient un vecteur d’expression, une interface entre l’individu et le collectif, entre l’intime et le public. C’est dans cette libération de ces voix que s’exprime toute leur subjectivité.
- Claire Marin, Être à sa place, Paris, L’Observatoire, 2022, pp. 141-145.
- « Carnaval de Chambre » à la galerie Valeria Cetraro (Paris), « Toucher l’insensé » au Palais de Tokyo (Paris), « Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales » à la Kunsthalle (Mulhouse), et « Revenir du présent, regards croisés sur la scène actuelle » à la Collection Lambert (Avignon).
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Éditions de minuit, p. 382.
Carla Adra, Ça te colle à la peau, 2023. Film. Courtesy de l’artiste et Galerie Valeria Cetraro
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Jeremy Deller à Rennes, Daniel Pommereulle et Mathis Altmann à Pasquart, Basim Magdy au FRAC Bretagne, Emma Seferian au CAC Passerelle, Judith Kakon à La Criée, Rennes,
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