Marthe Wéry
BPS 22, musée d’art de la province de Hainaut, Charleroi, 25.02.—23.07.2017
D’emblée, on est frappé par la matité des carrés de couleur répartis au mur en de petits ensembles que l’on interpréterait aisément comme légèrement moqueurs. Pourquoi moqueurs ? Peut-être parce qu’au sol nous nargue l’un de ces panneaux juché sur un support à roulettes, comme descendu de la blanche cimaise et prêt à filer à l’anglaise. Peut-être aussi parce que l’on n’a plus franchement l’habitude de ces accrochages « baroques » étagés (bien qu’ici la référence semble plus être l’effronté Quadrangle malévitchien qu’un quelconque rappel d’un goût ancien pour le trop plein… ). Peut-être enfin parce que, par contraste, un certain nombre d’autres pièces de l’exposition que consacre le BPS 22 à la Belge Marthe Wéry (1930-2005) sont simplement posées sur deux petits morceaux de tasseau et adossées au mur. Presque nonchalamment. Et pourtant, bien au contraire, c’est la maîtrise de l’accrochage que l’on retiendra tout particulièrement ici, un accrochage qui révèle toute la souplesse mais en même temps l’infinie précision de l’œuvre de Wéry. Pierre-Olivier Rollin, directeur du musée et curateur de l’exposition, a en effet fréquenté l’artiste en déjà plusieurs occasions, notamment lorsqu’il l’a invitée au musée des Beaux-Arts de Tournai lors de Lille 2004. Il en connaît donc bien les manières et les désirs, et s’attelle à rejouer des façons de disposer comme se permet d’en créer de nouvelles.
Du refus de la planéité de Wéry, de sa manière de ne jamais adhérer au mur, il poursuit ici l’exactitude en réutilisant de lourds pitons d’accroche comme elle, il y a de cela vingt ans à Calais. Ne jamais adhérer au mur non plus au sens plus figuré d’un œuvre qui ne se laisse contraindre ni par les espaces ni par les dénominations. C’est que le cœur de ce travail est la tension qu’il élabore entre plasticité et affirmation, l’ambiguïté qu’il tisse entre le lieu de son exposition et lui. « J’ai envie d’échapper à la forme définitive1 » déclarait d’ailleurs son auteure. Tout n’est dès lors plus que combinatoire. Les ensembles de pièces — qu’elle nommera parfois des « séries ouvertes » — s’enrichissent régulièrement de nouvelles venues mais peuvent aussi être présentés partiellement et, surtout, chaque fois différemment. De fait, il est impossible de dresser le catalogue raisonné de ces « partitions plastiques qui doivent être réinterprétées » ainsi que les décrit Pierre-Olivier Rollin.
Une joie certaine traverse de son souffle les gigantesques espaces du récemment renommé musée d’art de la province de Hainaut. Malgré une peinture qui s’affirme comme telle, défiant toute transcendance et préférant nous ramener à la surface, rien qu’à sa surface (quoique n’oubliant jamais sa (tri)dimension(alité) objectale) dans une posture que l’on pourrait au premier regard qualifier de janséniste, l’ensemble dégage une véritable allégresse.
La matité des carrés de couleur, donc. Certains des panneaux aluminium sont poudrés, constellés de ce que l’on pense être une poussière de marbre (c’est que l’artiste, pourtant encline à la discussion, n’est pas diserte quant à ses techniques). Les multiples couches de couleur affleurent les unes aux autres jusqu’à parfois sourdre en craquelures ou coulures.
La matité n’est donc que passagère, elle ploie volontiers sous la succession de ces voiles colorés et l’on est parfois proches de l’iridescence d’une tache d’huile sur le bitume d’un parking, de la texture d’un acier Cor-ten mais aussi d’effets aqueux à la Monet.
Depuis 1994, ce sont des sortes de bains de couleur qu’inflige la peintre à ses supports, passant d’ailleurs bientôt du lourd MDF à l’aluminium, nettement plus maniable, pour laisser s’épandre les nuances comme si le vent les y avait soufflées, dirigeant le liquide coloré en un écho aux Cosmogonies de Klein.
Ici, sur un grand panneau bleu grainé de petites pustules de peinture, la matité le dispute à des brillances aux reflets métalliques. Là, des coffrages de MDF biseauté qui enchâssent partiellement de profonds monochromes d’un bleu presque noir confinent au sublime. Bien que, selon Pierre-Olivier Rollin, « les vitraux cristallisent les enjeux de son travail2 », soit des peintures dont la lumière émane, précisément ici, c’est la figure de l’icône qui vient à l’esprit. Il y a dans cette forteresse de densité picturale une absorption sourde vers une sorte de non-retour étonnamment plaisant.
Tandis que, par moments, de vives unités de rouge ou de gris semblent venir plastifier le bois sur lequel elles s’étalent en couches épaisses, une série de rayures presque austère, non loin, produite pour la fameuse exposition « Fundamental Painting » au Stedelijk museum en 1975, s’avère réalisée sur châssis légèrement concaves.
Quant au papier, fait main, il se fait presque caoutchouc, morceaux de mur arrachés, feutre épais ou encore goudron tant sa compacité, teintée dans la masse, le change en véritable objet. Fiché au mur, simplement planté de deux clous, ou posé au sol en miroir, il offre à l’espace sa présence nue. Paradoxalement, la présence des panneaux de bois peint peut se faire plus délicate, notamment lors de superpositions qui en disent toute la force mais à mots couverts.
Pour cette wittgensteinienne dans l’âme chez qui l’on reconnaîtra l’influence des Remarques sur les couleurs, la lumière naturelle est un fondement. Elle est celle qui fait douter de l’emploi même des noms de couleurs. Celle qui, à la justesse, oppose les variations. Irradiant son atelier comme ses expositions, elle confirme cette attention permanente de l’artiste à l’au-delà de son format. « Les tableaux sont le résultat d’un état de disponibilité de la part de l’artiste à ce qui peut arriver matériellement mais aussi se révéler comme image3 », ainsi que le formule si judicieusement Eric de Chassey à son sujet.
1 Dans un entretien avec Irmeline Lebeer paru dans Marthe Wéry, Peinture, Venise 82, Bruxelles, éditions Lebeer Hossmann, 1982.
2 Que ce soit pour un lieu de prière dans une proprité privée ou, par exemple, pour la collégiale de Nivelle, Marthe Wéry produit un certain nombre de vitraux. Ces derniers, « simples » lamelles de verre dans des tons de gris ou de bleu, refusant le chatoiement habituel de ce type de production, furent considérés par certains comme scandaleux.
3 Eric de Chassey, « Rigoureux, forts et ouverts – Les Tableaux de Marthe Wéry » in Marthe Wéry, Les couleurs du monochrome, édité par la DGAC de la Province de Hainaut, 2005, p. 32.
(Image en une : Photo : Leslie Artamonow.)
- Publié dans le numéro : 82
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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