Mathieu Mercier, Everything but the kitchen sink
Villa Merkel, Esslingen (Allemagne), du 13 décembre 2014 au 22 février 2015
Plus facile de voir une grande exposition de Mathieu Mercier à l’étranger qu’en France1 ; après le Kunstmuseum de St. Gallen, l’artiste parisien investissait les murs de la Villa Merkel, le centre d’art de la ville d’Esslingen, non loin de la capitale régionale, Stuttgart. Une exposition aux allures de rétrospective in progress pour ce familier de Duchamp, non seulement parce qu’il a gagné le prix éponyme en 2003, mais aussi parce qu’il entretient un rapport certain avec l’objet industriel ou artisanal, mainstream ou rarissime dont il continue d’inventorier les occurrences, les évolutions, les hybridations, les mystifications même, lorsqu’il joue avec nos présupposés sur leur « comportement ». Au-delà du discours d’une revisitation des standards du modernisme à travers l’éloge critique et légèrement insolent aux héros des avant-gardes, le travail de Mathieu Mercier est emprunt d’un grand sens de l’humour qui l’inscrit dans le sillage du célèbre joueur d’échecs…
Une sculpture monumentale en forme de tombeau qui vous accueille dans le hall de la villa, une fontaine non moins monumentale dans une autre salle qui rappelle les exubérances fin de siècle des Buttes-Chaumont ou la montagne du parc zoologique de Vincennes, une cigarette qui a l’air de se consumer dans un cendrier mais qui ne dégage que de la vapeur d’eau, des salles en miroir qui présentent des objets parfaitement identiques en jouant sur une impression de déjà-vu, une immense toile tissée grâce à des techniques dernier cri mais aux allures de vulgaire impression sur bâche et représentant une corde à nœuds, des ustensiles qui ne correspondent pas du tout à ce que nous sommes censés attendre d’eux : il y a dans cette nouvelle série d’œuvres réparties dans les innombrables pièces de l’ancienne maison de maître qu’est la villa, le sentiment que l’artiste a pris du plaisir à jouer avec nos certitudes quant à la fonctionnalité des objets et qu’il s’est beaucoup amusé à travailler dans cette direction du trompe-l’œil en 3D.
Le plus édifiant est certainement la collection de ces objets « trompeurs » dont la fonction réelle se dissimule sous les atours anodins d’ustensiles banals (qui agissent pour la plupart dans le domaine de l’intimité comme en témoigne l’abondance des sextoys présentés). Bien sûr, il y a une dimension très ludique dans cette série qui amalgame les bizarreries et qui renvoie à la substance profonde du collectionneur dont la passion pour l’objet rare, soit-il qualifié d’œuvre d’art, mène toujours, d’une certaine manière, à la constitution d’un cabinet de curiosités. Que Mercier présente à la gent collectionneuse la possibilité d’acquérir une collection « pré-collectionnée », la privant de l’essence de ce que d’aucuns considèrent comme une névrose obsessionnelle,est plutôt drôle et tout à fait dans l’esprit de l’artiste. Par ailleurs, cette série n’est pas si anodine que cela puisqu’elle interroge indirectement l’idée du design dont l’un des objectifs est justement de lier étroitement la forme à l’usage : cette question est l’une des grandes sources d’inspiration de l’artiste puisque, dans de nombreuses pièces, on le voit pousser à son maximum cette fonctionnalité a priori de l’objet pour lui faire endosser d’autres possibilités (on pense justement à ces rouleaux qui, simplement posés à proximité l’un de l’autre, en léger surplomb et de biais, forment un canapé). Bien sûr encore, dans cette volonté de tordre ou de dépasser cette fonctionnalité assignée à l’objet, nous sommes loin du détournement surréaliste, Duchamp est justement passé par là avec son respect pour la forme préétablie. La présence de l’objet produit en série au sein de notre quotidien est autrement différente de ce que l’on pouvait constater dans les débuts de la révolution industrielle, bien que la question de sa nécessité faisait déjà débat à l’époque. Ce débat se trouve d’autant plus légitimé qu’émergent en ce moment d’innombrables nouveaux questionnements d’ordre anthropologique, allant de la sublimation du désir à la prise en charge du sentiment de plénitude jusqu’au problème désormais incontournable de la production massive et de ses conséquences écologiques. Aujourd’hui donc que l’objet industriel nous environne de toutes parts et spécialement dans les cuisines « modernes » qui demeurent le lieu du triomphe de l’idéologie consumériste (qui ne peut non plus se dissocier d’une pensée sur la question féminine2), réévaluer la fonctionnalité de l’objet sous tous les angles imaginables, y compris celui de l’humour, n’est pas complètement absurde, bien au contraire : le travail de Mathieu Mercier, en liant la production de l’œuvre d’art à la puissance de l’imaginaire enfoui dans l’objet de tous les jours réintroduit une dose de questionnement salutaire sur un compagnonnage censé aller de soi.
1 Hormis l’exposition du Crédac en 2012, voir à ce sujet l’entretien de Mathieu Mercier avec Gallien Déjean : https://www.zerodeux.fr/specialweb/entretien-avec-mathieu-mercier/
2 Voir l’ouvrage d’Alexandra Midal, Design, introduction à l’histoire d’une discipline, Éditions Agora, 2009.
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- Du même auteur : Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet, Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac,
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