Melvin Moti au Palais de Tokyo
Melvin Moti
No Show
Par Claire Staebler
Dans son dernier opus Qu’est-ce que le contemporain ? (1), Giorgio Agamben définit le contemporain comme celui qui « fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières mais l’obscurité ». Le philosophe italien poursuit en affirmant que le vrai contemporain n’est pas celui qui se laisse aveugler par les lumières de son siècle, mais qui au contraire parvient à saisir les sombres ténèbres, grâce à l’activité de sa rétine, lorsqu’elle est privée de clarté. À travers ses récents projets, le jeune artiste néerlandais d’origine caribéenne, Melvin Moti, nous invite à méditer sur sa propre définition de l’obscurité et de la lumière, du visible et du non-visible. Fasciné par des anecdotes et autres expériences échappant aux canaux habituels du récit historique ou scientifique, Melvin Moti entreprend pour chacun de ses projets recherches et travaux d’investigations ambitieux, afin de ramener au premier plan ces non-événements. Dans son film le plus récent, Prisoner’s Cinema, Moti rend compte d’un phénomène optique rapporté par des personnes privées de lumière. Les prisonniers lorsqu’ils sont enfermés pendant longtemps dans des cellules sombres finissent par apercevoir des projections de formes lumineuses et colorées. Ils se font leur propre cinéma. Commentaire scientifique, expérience personnelle et images colorées et abstraites composent cette œuvre subtile et quasi-mystique, puisque le phénomène Prisoner’s Cinema est par ailleurs l’explication scientifique de l’apparition. Avec le film No Show, c’est également de vision et d’obscurité dont il est question. No Show convie le spectateur à la visite d’une exposition d’un type inédit dans laquelle les œuvres se seraient évaporées pour n’exister qu’à travers le souvenir passionné d’un homme capable de les décrire de mémoire. Après plusieurs mois dans les archives de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, Melvin Moti est parvenu à reconstituer une promenade fantomatique au cœur du musée, datant de 1942, alors que toutes les œuvres avaient du être déplacées et mises en lieu sûr, ne conservant que les cadres vides. Ignorant cette situation, le conservateur de la collection, Pavel Gubchevsky, acquit une notoriété dans l’histoire de l’Ermitage pour ses visites à des groupes de militaires et sa connaissance « aveugle » des œuvres d’art. No Show consiste en un plan fixe sur les galeries désertées reconstituées à partir de dessins de l’époque et du texte de la visite en russe interprété avec conviction par un acteur. Ainsi le spectateur se laisse guider parmi les tableaux et voit à travers le récit du narrateur les plus grands chefs-d’œuvre de l’Ermitage comme si il y était. Le film touche de par sa force et sa simplicité. S’intéressant davantage à l’absence d’images qu’à la surexposition, c’est cette prédominance de l’oralité sur le visuel que Melvin Moti parvient à nous restituer à travers cette excursion. Fruit de son imagination et des divers témoignages recueillis – dont celui de la veuve du protagoniste – Melvin Moti parvient à rejouer cette action en associant sans distinction fiction et documentaire. Une stratégie déjà à l’œuvre avec The Black Room, lorsque Moti réalisa un faux documentaire autour de la personnalité surréaliste de Robert Desnos. No Show est un voyage temporel, un hommage à l’univers de la peinture italienne et flamande ou l’on évoque Rembrandt et Fra Angelico comme si les tableaux possédaient une âme ou quelques pouvoirs surnaturels. Avec No Show, Melvin tente une vaste opération de reconstruction de la mémoire, de donner une forme à l’oralité, de capter l’insaisissable. L’idée de témoignage, de passage de relais est primordiale dans le processus artistique de Moti. L’artiste en accepte les irrégularités et les imperfections comme potentiel de fiction qu’il convie le spectateur à explorer. À l’image du road-movie tropical Stories from Surinam, autour des derniers Indiens immigrés du Surinam, mémoire, souvenir, désir de transmission s’élèvent comme dernier rempart contre l’oubli. Comme toujours l’artiste cherche à créer une tension infime entre authenticité et imagination, à solliciter le spectateur en l’obligeant à voir ce qu’il ne voit pas. Chez Melvin, la vue, la vision et son empêchement apparaissent comme un des thèmes récurrents. Selon l’hypothèse de départ de Jacques Derrida dans Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines (2), il y a au commencement de l’image un temps d’aveuglement, une ruine, le retrait de la vue pour rendre possible l’émergence du trait et de la figure. À travers le travail de Melvin Moti, c’est comme si c’était le spectateur qui était temporairement privé de la vue pour la retrouver et réapprendre à voir.
(1) Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2008
(2) Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines, RMN, 1990
Melvin Moti, No Show, au Palais de Tokyo, Paris, du 26 septembre au 26 octobre 2008.
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- Du même auteur : Mandla Reuter, Trisha Baga : World Peace, Protocole d'erreur,
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