Michael Beutler
Plonger et Puiser
10 juin 2022 au dimanche 02 octobre 2022
HAB Galerie
Peu d’occasion sont données de se sentir petit en tant qu’humain. L’expérience vécue en parcourant l’exposition Plonger et Puiser se rapproche en cela de la sensation qui nous prend quand on regarde la terre depuis le ciel et que la conscience de notre taille, finalement insignifiante, nous saisit. Pénétrer dans l’exposition de Michael Beutler nous plonge dans l’atelier d’un géant, fabriquant de papier, qui se serait absenté, laissant son atelier ouvert pour que nous nous y glissons sur la pointe des pieds. Ici une imposante machine en bois, un assemblage de tasseaux, de liens, de bacs, de cales. Là des feuilles monumentales simplement posées contre le béton. Tout semble trop grand pour une main humaine. La main du géant qui se cache derrière ce lieu déserté n’est en vérité rien d’autre que la force collective de plusieurs mains assemblées, celles des étudiants et étudiantes que l’artiste a convié à participer pendant plusieurs semaines au workshop ayant précédé l’exposition. La dimension collective de création n’est cependant pas mise en spectacle, le sujet de l’exposition n’étant pas tant la performance du faire ensemble que les traces et le suites matérielles et immatérielles de cette production à plusieurs mains. Ne subsistent alors que ces papiers immenses, cette machinerie dormante et peut-être parviendront en creux les échos lointains de la présence des corps actifs et créateurs.
La structure en bois principale, qui a permis la réalisation des papiers géants, résulte d’une expérimentation à grande échelle entre l’artiste et des ingénieurs, faite de tâtonnements, d’essais, de compensations. Ils ont gardé pour eux la notice de fonctionnement, et c’est en esprit et en imagination que l’on peut s’amuser à suivre le fil du fonctionnement, de l’actionnement de cette machine. Petit à petit, les étapes de fabrication se laissent découvrir par les témoins non humains mais pas moins muets qui ont été laissés dans l’exposition. D’abord le broyage du papier, des mains et des mains qui arrachent les pages, éventrent les livres pour en faire des boules de papier. Puis un mélange eau-papier brassé par un balancier jusqu’à en devenir une pâte. Celle-ci est ensuite étalée sur le grand lit en boit, puis pressée de son eau, qui s’évacue dans le bassin. Ainsi horizontalisée et déshydratée, la feuille devenue géante est ensuite transportée sur un lit de séchage, et y restera jusqu’au moment fatidique où les mains la soulèveront pour l’appuyer contre l’ossature du bâtiment. La destinée de sa verticalité appartient à elle seule car à ce stade le geste humain s’efface, et c’est au gré des vents, des températures et de ses propres mouvements internes qu’elle parviendra à se maintenir droite, qu’elle s’inclinera, qu’elle s’effritera ou qu’elle cassera. Les aléas de la création et de l’existence de ces feuilles façonnent ainsi les contours de l’exposition, qui chaque jour change subtilement de forme, de couleur et d’allure. En cela, ces papiers opposent une résistance douce à la frénésie capitaliste, impose leur indifférence face au temps qui passe. Posés là, ils semblent attendre ou narguer leur décomposition prochaine, convaincus de leur finalité, débarrassés de tout utilitarisme. La finalité et le but que l’on exige de chaque action productive est ici suspendue, sinon vaine. À l’inverse de tout processus capitaliste, où le gigantisme est au service d’un accroissement infini de la production standardisée, il vient ici ralentir les mouvements et nécessite l’imperfection du faire. C’est sans peine alors que ces papiers-sculptures sont aussi organiques que le processus de création en lui-même, riches et instables comme toutes les mains assemblées pour créer.
Le lieu joue également sa participation, apporte à cette entreprise inouïe, la charge de sa mémoire et de son passé d’hangar du commerce triangulaire, puisque la bienveillance de la chorégraphie collective contraste avec la profonde blessure des relations à autrui perpétrée dans cette folie esclavagiste. Aussi fragile et branlante que le radeau d’Ulysse, Michael Beutler propose une interprétation de l’espoir du faire et vivre ensemble.
L’endroit est également habité par sa participation aux chantiers navals, une métaphore maritime qui traverse de part en part l’exposition, de cette structure en bois qui pourrait accueillir la coque d’un bateau aux papiers qui sont tour à tour Foc, Génois, Solent ou Grand-voile, en passant par le métronome qui agite le balancier de la machinerie. Et comme les cris des marins en mer, des mots s’échappent de-ci de-là des bacs et des grands papiers. On glane alors un « Zouzou m’a dit » quand les phrases tiennent encore, où l’on se contentera des résidus des pages déchirées, des paysages de lettres, souvent broyées et hachées, offrant une résurrection à tous ces livres abandonnés.
Image mise en avant : Michael Beutler, Exposition Plonger et Puiser – HAB Galerie – Nantes, le Voyage à Nantes 2022 © Martin Argyroglo
- Publié dans le numéro : 101
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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