Michael Krebber, R. H. Quaytman
2015 Wolfgang Hahn Prize, Museum Ludwig, Cologne, Allemagne, 15.04_30.08. 2015
C’est sous l’alléchante appellation « The Impossibility of Painting » que s’est déroulée la discussion qui réunissait Michael Krebber et R. H. Quaytman1 — tous deux lauréats du Wolfgang Hahn Prize2 cette année — mais aussi Daniel Birnbaum, Yilmaz Dziewior, nouveau directeur du Museum Ludwig, et la critique Kerstin Stakemeier, le 14 avril dernier à l’occasion de la remise du prix. Au vu de la productivité des deux artistes, le premier réflexe sera de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel énoncé. Cependant, il y a ici deux termes à prendre en compte — l’impossibilité et la peinture, donc —qui, rien que considérés séparément, pourraient donner lieu sans mal à de longues analyses digressives, alors associés par une petite conjonction…
Il est amusant de noter qu’au commencement de leurs carrières respectives, chacun avait tendance à lorgner sur le « milieu » artistique de l’autre : au début des années quatre-vingt, New York était, pour Krebber, le point de mire, tandis que, quelques années plus tard, c’est à Cologne, semblait-il à Quaytman, qu’avait lieu le véritable débat sur la peinture. Il faut dire que se revendiquer peintre abstraite intéressée par les questions de perspective au début des années quatre-vingt-dix à New York n’était peut-être pas la position la plus évidente à tenir. Cela avait même, selon l’expression de l’artiste, « quelque chose d’un I’d prefer not to3 ».
Peut-être alors cette impossibilité évoquée plus haut renvoie-t-elle, envisagée dans ce contexte historique des débuts de chacun, à l’impossibilité d’une peinture « pure », d’une peinture strictement autocentrée, d’une peinture qui n’aurait parlé que de peinture ? Car s’il est bien un point commun que l’on peut aisément établir dans le travail des deux artistes, c’est celui d’une hyper-contextualisation de leur peinture. Bien sûr, dans un sens différent pour chacun.
En ce qui concerne Krebber, cette contextualisation est peut-être plus à entendre comme une porosité, tant il a pu maintes fois démontrer son intérêt à présenter l’art et le non-art simultanément, mais aussi, via cette présentation régulière de non-art, les entours de l’art. Et si, pour lui, « un châssis fait que la peinture est peinture plus que le fait d’appliquer de la peinture sur des surfaces lisses ou rugueuses4 » (a stretcher frame makes painting painting, more than the application of paint to rough or smooth surfaces), R. H. Quaytman, quant à elle, trouva « dans la peinture un lieu où appliquer des idées provenant d’autres milieux » car, pour elle, la peinture (en tant que médium, donc, et non en tant que matière colorante) est le véritable médium5. En un mouvement inverse de l’inconstance volontaire de Krebber qui réinvente sans cesse son travail pour éluder toute catégorisation stylistique et tenter, par là, d’affirmer le moins de choses possible, Quaytman produit une pensée englobante de son œuvre, une manière de résistance à la dispersion physique de cet œuvre — au travers des expositions, des acquisitions — qui peut aussi être interprétée comme une résistance, plus politique peut-être, à la transsubstantiation d’une œuvre (individuelle, cette fois) en objet d’art. C’est sous la forme de ce qu’elle nomme un « livre » qu’elle a choisi d’unifier sa production depuis 2001, déclinant en autant de « chapitres » ses expositions personnelles. Elle se défend pourtant de tout systématisme, préférant à ce terme celui de « méthode », induisant ainsi plus facilement l’idée d’une lecture ouverte de l’œuvre, alors qu’un système tendrait à la verrouiller. Le fait de lier chaque nouveau chapitre à l’exposition pour laquelle ses éléments ont été produits permet de pointer la question du contexte de la peinture sans pour autant que cette dernière devienne immuable — chaque tableau peut être présenté ultérieurement hors du chapitre dont il est issu — : il s’agit de « reconnaître qu’ils sont des objets que leur emplacement et ce qui est à leur proximité, modifie6 ». (to acknowledge that they are objects that are changed by their location, and by adjacencies).
L’accrochage au Museum Ludwig a été réalisé par les deux artistes — il serait plus juste de dire par Krebber puis modifié par Quaytman, pour des raisons purement pratiques — et offre une parfaite illustration de ce propos ci-avant : Krebber avait réalisé un accrochage que Quaytman a interprété comme contrôlant parfaitement la lecture de l’exposition, qui était en effet une véritable ponctuation régulière des murs de cette salle dont le quatrième est une immense baie vitrée donnant sur la ville. Elle a alors simplement placé à l’horizontale le tableau central que Krebber avait accroché à la verticale7, l’ouvrant ainsi à l’ensemble des peintures qui l’environnaient et permettant, de son point de vue, une vision périphérique de l’exposition. Une vision périphérique que l’on peut bien entendu étendre à la ville de Cologne qui fait donc face au mur principal, des rémanences de Gerhard Richter et Sigmar Polke apparaissant d’évidence dans les œuvres Krebber et Quaytman ici présentées. Si les premiers ont en effet déconstruit les techniques d’impression dans leur peinture, Krebber en reprend le motif (de trame) dans cette nouvelle série de toiles, tandis que Quaytman persiste à utiliser la sérigraphie au cœur de sa peinture, comme un liant entre le gesso et les pigments.
1 Ce n’est pas la première fois qu’un rapprochement est établi entre les deux artistes, on a déjà vu leurs œuvres se côtoyer dans l’exposition « Gambaroff, Krebber, Quaytman, Rayne », à la Bergen Kunsthall, du 5 novembre au 22 décembre 2010. Krebber a aussi participé à la pièce « To the German Language – Dia » de Quaytman, présentée à Dia Art Foundation le 20 décembre 2011 et à la galerie Buchholz du 7 juillet au 25 août 2012.
2 Depuis 1994, le Wolfgang Hahn Prize est doté d’un budget de 100 000€ et remis chaque année à un artiste — le prix 2015 fait donc, avec sa double attribution, figure d’exception — qui jouit d’une reconnaissance internationale mais dont l’œuvre n’est pas encore représentée de manière adéquate dans les collections du musée.
3 Citation extraite de la discussion sus-mentionnée. Toutes les citations ultérieures entre guillemets qui ne renvoient pas à des notes sont extraites de cette même discussion.
4 Michael Krebber, entretien avec Isabelle Graw, in Kaleidoscope n°17, hiver 2012-13.
5 « The medium is painting, not what the painting is made with. It used to be thought that the blank canvas was already a monochrome—now it is the choice itself, whether painting or not, that functions like the medium. » R. H. Quaytman, Spine, Sternberg Press, 2011.
6 R. H. Quaytman « On painting, architecture, and working in chapters », by Antonio Sergio Bessa, BOMB Magazine, 10 décembre 2014. http://bombmagazine.org/article/2000069/r-h-quaytman
7 Voir plus bas : R. H. Quaytman, Preis, Chapter 28, 2015.
- Publié dans le numéro : 74
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- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
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