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Moffat Takadiwa

par Andréanne Béguin

Bouchons de bouteille, têtes de brosses à dents, touches de claviers d’ordinateur, vaporisateurs de parfum… Le répertoire plastique de Moffat Takadiwa provient des marchés d’occasion et des décharges de Harare, la capitale du Zimbabwe. Autant de rebuts qui, contrairement à ceux qui arrivent compressés et inutilisables par bateau dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest, sont achetés puis intégrés à l’économie informelle zimbabwéenne. Enclavé et sans frontière avec l’océan, le pays, en réparant ou en réaffectant les objets importés, s’insère d’une manière alternative dans la gestion des déchets des pays occidentaux. Une manière qui, selon l’artiste, relève d’une écologie africaine, où rien n’est vraiment jeté. Son travail devient alors une sorte de prolongement artistique de cette écologie nationale grâce aux ressources d’une économie locale et parallèle. Une économie de la débrouille, prise en charge par une multitude d’intermédiaires, que le chercheur Morad Montazami qualifie de « suburbaine1 ». Cette interconnexion des espaces, délimités comme étant le nord et le sud de notre géographie mondialisée, fait l’objet de la première exposition personnelle de l’artiste dans une institution en France, la galerie Édouard Manet de Gennevilliers. On y suit les « Contes de la Grande Rivière », c’est-à-dire le chemin de l’eau qui, de ports africains aux ports européens comme celui de Gennevilliers, voit transiter des amoncellements de marchandises. 

Vue de l’exposition / Exhibition view Moffat Takadiwa, « Tales of the Big River »,
04.04 – 01.06.2024, Galerie Édouard Manet, Centre d’art contemporain, Gennevilliers.
Photos : Aurélien Mole. Courtesy Semiose, Paris.

Dans ce tissu économique global du traitement des déchets, Moffat Takadiwa a développé un processus créatif précis, une sorte de microéconomie. Une équipe d’une vingtaine de personnes explore chaque jour les marchés d’occasion et les décharges en quête de matériaux à acheter. Dans la profusion de ce qui est disponible – véhicules, téléphones, faux cheveux, bouteilles –, l’attention est portée sur des produits banals et ordinaires en Occident, des biens de consommation qui perpétuent la domination coloniale en s’imposant à la vie quotidienne, en façonnant les habitudes de vie pour mieux contrôler les peuples dominés. Un matraquage mental dilué dans des formes de consommation et de désirs artificiels que l’artiste résume par le titre d’une de ses œuvres : Land of Coca-Cola and Colgate, présentée dans l’exposition « Demain est annulé » à la Fondation EDF à Paris, visible jusqu’en septembre 2024. 

Une autre équipe d’une dizaine de personnes, cette fois à l’atelier, traite ces éléments selon un protocole systématique : triage, nettoyage, classement par couleur, perforation. 

L’artiste se laisse d’abord guider par les quantités obtenues, établit des suppositions quant à la provenance de certains matériaux à un moment donné, pour esquisser plusieurs fils narratifs. Il les déroule ensuite selon des compositions formelles, des motifs internes et des contours intuitifs. Puis ses dessins préparatoires, réalisés à même le sol et en taille réelle, sont confiés à une autre équipe, qui va minutieusement tisser et assembler au fil de pêche toutes les composantes. Chaque étape ne peut advenir que par un effort collectif, et par un « sentiment de joie », pour reprendre les termes de l’artiste, dans ce faire ensemble. Il considère ainsi chaque participant·e comme un·e artisan·e qui, sans avoir nécessairement de formation technique particulière, fait preuve d’une grande rigueur, d’une capacité de concentration et de répétition ainsi que d’une habileté manuelle exigeante. 

En dépit de cette presque mécanique récurrente de fabrication qui pourrait sembler stricte et inflexible, l’artiste accueille les erreurs et les imprévus de toutes ces mains au travail, qui parfois font dévier le projet initial, orientent l’œuvre dans d’autres directions ou en démultiplient les épaisseurs de compréhension. Chaque œuvre naît d’un tissage formel, mais puise aussi en un tissage conceptuel, déployant plusieurs récits concomitants : mythologique, politique, économique. Elles sont traversées de symboles dont les interprétations varient selon des perceptions situées. L’étoile symbolise à la fois l’unité dans la culture africaine et le soft power de l’industrie cinématographique américaine. Dans cette fractale sémantique, les titres donnent des indices. Ainsi, il ne s’agit par exemple pas de n’importe quel oiseau, mais du Zimbabwe Bird, qui lui-même n’est pas compris simplement comme une espèce animale, mais plutôt comme un emblème métaphorique de la création ancestrale du pays, qui à son tour fait figure d’affirmation identitaire nationale au moment de l’indépendance. En effet, cet aigle bateleur des savanes qui aurait guidé une population originelle affamée, apparaît depuis 1980 sur le dollar zimbabwéen ainsi que sur le drapeau du pays. De la même manière, dans l’œuvre Fixable Mistake, les contours aux allures de crocodile suggèrent l’idée d’une menace imminente, celle de la domination néocoloniale larvée qui peut toujours rejaillir ; c’est aussi un entre-deux, entre terre et eau, qui possède en lui une force de renversement et d’inversion au profit des dominés. 

Moffat Takadiwa parvient à combiner une esthétique postindustrielle et post-Internet à des formes organiques. Ici, des sortes de grosses cellules biologiques mutantes ; là, des vues topographiques de cultures agricoles. Chaque strate d’interprétation s’imbrique dans l’autre par des effets visuels, des reliefs d’assemblage, comme si de l’abstraction du tissage pointait un langage de codes, de signes, de représentations. Cette notion du langage est d’autant plus cruciale pour l’artiste qu’elle rejoint l’histoire coloniale du Zimbabwe, puisque le shona – une des langues officielles – est « une combinaison de cinq langues indigènes et, en tant que telle, une construction européenne2 ». Contre cette dépossession linguistique, l’artiste invente de nouveaux abécédaires à partir des claviers qwerty disloqués, une nouvelle langue qui résiste à l’autorité coloniale par le langage, et qu’il intitule Broken English. Des combinaisons de lettres hésitantes, balbutiantes, presque bègues par la répétition des touches, jusqu’à rendre le langage inopérant. Peut-être peut-on y voir également des lignes de code dont la tactilité est déconnectée d’un système informatique, formulant ainsi une critique à l’encontre de ce langage technologique devenu norme standardisée.  

Vues de l’exposition / Exhibition views Moffat Takadiwa, « Tales of the Big River »,
04.04 – 01.06.2024, Galerie Édouard Manet, Centre d’art contemporain, Gennevilliers.
Photos : Aurélien Mole. Courtesy Semiose, Paris.

Toutes ces touches, d’ordinateurs et de calculatrices, toutes ces têtes de brosses à dents renvoient au corps de tout un chacun. Une ordinarité qui lie ensemble des millions de mains et de dents anonymes que ces rebuts ont connues. L’artiste inverse alors le processus d’exotisation, qui normalement enferme les productions culturelles africaines. Il élève les déchets à un rang sacré, dans des tentures presque rituelles et totémiques. Ainsi, il remplace les artefacts des croyances assignées à l’africanité par des lambeaux de la civilisation occidentale. Cette réappropriation de l’étrangeté passe aussi par une réappropriation décoloniale des techniques artisanales. Plus encore que la traditionnelle séparation entre l’art et l’artisanat, la canonisation occidentale a dépossédé les cultures africaines de leurs traditions artisanales, en les excluant de l’histoire de l’art, oubliant que les techniques ancestrales sont bien antérieures au mouvement Arts and Crafts donné comme fondateur, oubliant aussi que les matières premières de l’artisanat occidental étaient fournies par le commerce triangulaire. Moffat Takadiwa prône le retour à un african way of working, pas seulement une manière de faire mais une philosophie, où le simple travail est transcendé par des savoirs situés et incarnés qui en fondent la valeur. À la surface de ses œuvres, cela se traduit par des ressemblances avec le tissage, comme dans l’œuvre The Seedbed où les éléments reprennent une trame digne d’un métier à tisser ; ressemblances avec la joaillerie, comme dans l’œuvre The Urinari/Chinjausi, où les irisations d’aluminium évoquent une parure majestueuse ; ressemblances avec le pavement, comme dans l’œuvre White Circle où le cercle de touches noires et blanches n’est pas sans rappeler des motifs de mosaïque. 

La pensée décoloniale n’est pas que plastique, elle se déploie aussi conceptuellement, lorsqu’il choisit de matérialiser des décisions politiques, par exemple avec l’œuvre intitulée 1930 Land Apportionment Act, où la bichromie (noir et blanc) n’est pas choisie au hasard et dessine une géographie morcelée et sous contrainte. Il reprend aussi des réalités économiques comme l’inflation galopante et la dévaluation de la monnaie locale. Ainsi, l’œuvre 5 cents est à la fois une pièce de monnaie, agrandie et frappée par des clous qui font apparaître un lapin, être mythologiquement puissant censé porter chance, et une sculpture réalisée à partir de traverses ferroviaires brûlées, symboles des infrastructures coloniales. Le système de domination économique, politique, administratif est ainsi désassemblé au gré de ses assemblages. Moffat Takadiwa, né juste après l’indépendance du Zimbabwe, en démantèle les vestiges. Tous les claviers disloqués sont ceux d’une certaine époque, ils appartiennent au passé plus qu’à la modernité ultratechnologique. Un passé colonial qui s’exprime dans cette bureaucratie, traitant les individus comme des numéros derrière des procédés standardisés. Il utilise parfois du mobilier colonial, comme un ancien bureau en bois, qu’il brûle et qu’il recouvre de roses, suggérant la possibilité de cultiver des solutions émancipées de celles imposées par l’autre. 

À l’instar des roses, l’artiste glisse parfois, ici et là, des éléments organiques au milieu de cette masse plastique. Une manière de convoquer son histoire familiale rurale, qui se lit aussi bien dans certaines silhouettes d’œuvres capturant les détails d’un paysage agricole rationnalisé et industrialisé, que dans certains titres comme celui de la série des Farm Payslip, en français « feuille de paye agricole ». Son travail charrie également une réflexion sur le rapport à l’agriculture. Le continent africain voit ses ressources naturelles spoliées pour nourrir le monde dans un système d’exportation globalisé, où la part qui revient aux cultivateur·rices n’est que celle du labeur. De son paysage d’enfance, des champs de tabac, l’artiste retient et resitue dans ses œuvres, un rapport écologique au monde, une volonté de revaloriser ces travailleur·euses jamais considéré·es pour le rôle nourricier qui leur incombe. Dans une perspective toujours décoloniale, ses œuvres sont une manière de rappeler que l’agriculture intensive n’est qu’un éternel recommencement du commerce triangulaire, puisque les cultures dominantes, du tabac, du coton, du café, du maïs, répondent aux besoins occidentaux. L’œuvre Mashed Potato rappelle aussi le conditionnement alimentaire imposé aux populations indigènes dans un souci d’efficacité et de rentabilité, et au détriment d’une richesse agricole locale. 

L’artiste pousse la pensée décoloniale au cœur de l’institution muséale, poursuivant par des choix d’accrochage, ce que Françoise Vergès appelle de ses vœux : la décolonisation du musée. Ainsi, pour sa première exposition monographique au Zimbabwe, à la National Gallery of Zimbabwe, intitulée « Vestiges of Colonialism », il proposait un rapport aux œuvres renouvelé pour le public, des sculptures détachées des murs blancs, prenant corps dans l’espace, suspendues ou à même le sol, une monstration qui prend ses distances avec les canons muséographiques occidentaux. 

Enfin, il est important de souligner que Moffat Takadiwa a cofondé le Mbare Art Space, un lieu militant, pensé et activé comme « un quartier dédié aux arts, sorte de centre social créatif, avec l’intention de doter les habitant·es de Harare et des environs d’un outil culturel adapté à leurs besoins et ouvert à un large éventail de pratiques artistiques3 ». 

  1. Morad Montazami, « A conversation with Moffat Takadiwa », Pleased to meet you, no 13, Sémiose éditions, janvier 2022, p. 7.
  2. Ibid., p. 9.
  3. Ibid., p. 9.
Moffat Takadiwa
5 Cents, 2023
Clous sur bois de table brulée / Nails on burn table burned
Photo : A. Mole
Courtesy Semiose, Paris

Head image : Moffat Takadiwa
Fixable mistake, 2023. Bouchons de bouteille en plastique / Plastic, bottle tops. Photo : A. Mole
Courtesy Semiose, Paris


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