r e v i e w s

Momentum 12 à Moss

par Patrice Joly

Momentum 12
12th Nordic Biennale of Contemporary Art, Moss, Galleri F15

Nichée au fond du fjord d’Oslo, la ville de Moss a longtemps accueilli en son centre la biennale Momentum avant que cette dernière ne décide de s’installer dans la Galleri F15, allée d’Alby, à Moss, à proximité du fjord et en plein milieu d’une zone protégée, réserve de biodiversité et îlot de verdure dans une Norvège déjà largement épargnée par les outrages d’une urbanisation et d’une industrialisation envahissantes ; ses cinq millions d’habitants vivant sur un territoire aussi vaste que celui de l’Italie et dont 70 % de la superficie est recouverte de forêt.

L’équipe de la Nordic Biennal, qui en est à sa douzième édition, avait décidé cette année de franchir le pas de l’individualisation des curateur·ices et de l’unicité d’une thématique — qui est généralement le fait d’une biennale — en invitant Tenthaus, un collectif de curateur·ices dont la géométrie varie en fonction des projets. Les multiples caractéristiques qui définissent la forme et le fonctionnement de ce dernier ont largement influencé cette douzième biennale. « Together as to gather », l’intitulé de l’édition 2023, plaçait, comme son nom l’indique, la volonté de rassemblement au centre des préoccupations du collectif. Ce qui peut apparaître à première vue comme une évidence — le fait de rassembler des artistes, des curateurs, des visiteurs, etc., à l’occasion d’une biennale —, se révélant infiniment plus complexe que son titre le laissait entendre, cette première édition au sortir de la pandémie de Covid-19 portant en elle les stigmates du récent confinement et la volonté de surmonter les traumatismes que cet épisode sanitaire dramatique avait générés. 

Margrethe Pettersen and Line Solberg Dolmen, Conversations with what runs deep (2023). Installation view from MOMENTUM 12: Together as to gather. Photo: Eivind Lauritzen © 2023 Galleri F 15

À la différence des biennales classiques qui déploient un statement devant se ramifier et se traduire par autant de variantes artistiques, et qui fonctionnent la plupart du temps comme des illustrations d’un principe fédérateur, « Together as to gather »souhaitait mettre en place, du moins sur le papier, un véritable projet d’inclusivité des divers·es acteur·ices participant à la manifestation : artistes bien sûr, mais aussi designers, éditeur·ices, journaux, run spaces, sans compter – fait absolument inédit – d’autre biennales, ainsi que des écoles d’art proches de la localité. Avec, cependant, cette nuance d’importance quant à la notion d’inclusivité puisque, en l’occurrence, il s’agissait pour le collectif de se démarquer d’une approche classique consistant en la simple affirmation d’un slogan passe-partout. En effet, pour Tenthaus, l’inclusivité se résout la plupart du temps en l’intégration et en l’absorption de positions avant-gardistes qui leur enlèvent toute dimension utopique, révolutionnaire ou tout simplement disruptive, à l’instar des mouvements conceptuels récupérés et neutralisés par l’institution muséale. Pour remédier à cet état de fait, Tenthaus préconisait la mise en place d’une assemblée performative et évolutive se dissolvant une fois les temps forts des rassemblements de la biennale écoulés.

Une biennale non pyramidale et basée sur un principe de polyphonie n’empêche pas que des thèmes et des directions s’en dégagent, des thèmes pour le moins inattendus comme l’écoute (listening), le non savoir (que l’on pourrait peut-être rapprocher de la théorie échafaudée par Jacques Rancière du maître ignorant) et, enfin, le rêve comme dimension essentielle et moteur de toute démarche utopique. Difficile de se faire une idée claire de la première occurrence curatoriale du collectif — qui se déroula en amont de l’ouverture de la biennale, au sein de la plateforme mobile de résidences P1, hébergée par l’école d’art de la ville de Lier, à quelques kilomètres au sud d’Oslo —, sinon que les projets des artistes en résidence présentaient une très grande diversité d’approches et de médiums (si on peut encore parler de médium), allant de la composition de partitions pour violoncelle (Wei Ting Tseng/Zeng) à la réalisation de biosphères (Shahrzad Malekian).

Outre la recherche d’une réelle inclusivité, l’autre grand enjeu de « Together as to gather » était de créer une polyphonie censée se matérialiser à travers la multiplicité des voix portée par la multiplicité des curateur·ices officiant dans le collectif. En gros, chaque projet était le fait d’un·e curateur·ice unique et la polyphonie générée par ce chœur de curateur·ices était également censée s’amplifier, s’augmenter de cette multiplicité. De fait, il était difficile de se faire une idée de la forme générale qu’avait pu prendre une biennale qui reposait sur un fort principe de performativité, notamment avec la production de nombreuses performances et créations ex situ. Demeurait, une fois ces temps forts écoulés, une somme de propositions individuelles au sein de la Galleri F15 et de ses alentours dont on ne percevait que difficilement les interactions. 

WET, Hop out spot, Wetcation and Wetget (2023). Installation view from MOMENTUM 12: Together as to gather. Photo: Eivind Lauritzen  © 2023 Galleri F 15

S’il fallait retenir une ambiance « sonore » de cette symphonie coorchestrée, mais sans chef d’orchestre, c’est bien celle de récits marginalisés, négligés, résolument non dominants, qui forment le cœur de « Together as to gather ». Il suffit de citer quelques exemples pour se faire une idée de cette cohérence dans l’absolue diversité formelle et médiumnique qui caractérise Momentun 12, à l’instar du collectif tchèque d’artistes femmes, WET, qui avait reconstitué un sous-sol abandonné (Cave) à l’image d’un refuge dans lequel le collectif aime à retrouver tous les éléments de survie à l’abri des regards soupçonneux. Pour ces hobos du xxie siècle – qui rejouent, à quelques décennies de distance, le nomadisme frondeur et désinvolte de leurs prédécesseurs, empruntant même leur moyen de transport favori, le train de marchandises –, échapper à la surveillance d’une société de plus en plus orwellienne, en employant toutes les ficelles de la débrouillardise, est une source indicible de joie et d’exaltation quotidiennes. Dans une autre veine, moins iconoclaste, mais plus directement dans la ligne de Tenthaus, où le partage des pratiques et des connaissances, l’apprentissage horizontal et l’improvisation perpétuelle constituent le cœur de sa philosophie, le collectif indonésien Gudskul produisait une installation multidirectionnelle et conviviale au beau milieu de la Galleri F15. D’autres propositions étaient nettement plus sidérantes, comme celle de Thomas Iversen qui s’intéresse aux « pellicules » des murs de la ville, les récoltant, les filtrant, les purifiant, en leur redonnant une nouvelle vie en tant que pigment et encre d’impression. Quant au duo Margrethe Pettersen and Line Solberg Dolmen, l’ouverture, en forme de hublot, qu’elles avaient pratiquée au niveau du ruisseau enseveli se déversant auparavant dans le fjord de Moss, permettait de visualiser la circulation souterraine de l’eau. Cette intervention, aussi légère que pertinente, nous remettait en présence de la richesse des réseaux aqueux que l’activité humaine a rendus invisibles et, par la même occasion, l’absolue nécessité de cette prise de conscience. 

Thomas Iversen, Byens flass [City-dandruff] (2023). Installation view from MOMENTUM 12: Together as to gather. Photo: Eivind Lauritzen © 2023 Galleri F 15

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Head image : Gudskul, Stitching Ecosystems: GUDHAUS (2023). Installation view from MOMENTUM 12: Together as to gather. Photo: Eivind Lauritzen  © 2023 Galleri F 15


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