r e v i e w s

Monde nouveau : Wilfrid Almendra, En attendant le lever du soleil

par Anysia Troin-Guis

Explorant un lien fort à son héritage ouvrier, Wilfrid Almendra développe depuis plus d’une décennie une œuvre basée sur la rencontre et l’échange avec un territoire et ses occupant·es, et selon une réflexion qui lie art et quotidien, micro-histoires et inframince, autour d’objets liés aux travailleur·euses, aux invisibles et à ses proches. 

« Marcel », Fonte d’aluminium, peinture © Aurelien Mole

Pour Mondes nouveaux, il propose En attendant le lever du soleil, une œuvre qui prendra place courant 2023 dans le Parc de l’Ancienne Poudrerie Royale de Saint-Chamas et Miramas, sur les bords de l’Étang de Berre, dans les Bouches-du-Rhône. Une série de sculptures sera ainsi présentée dans un parc, aujourd’hui public, anciennement lieu d’une industrie historique, d’abord royale, fondée par Louis XIV, puis impériale et nationale. À la fin du XVIIe siècle, le Roi s’empare d’un domaine à quelques kilomètres de Marseille, où des moulins à blé et à huile étaient, pour y installer des martinets à poudre noire. Au fur et à mesure de ses trois siècles d’existence, le site a évolué en adaptant ses modes de production aux avancées techniques et scientifiques. Il a traversé de multiples conflits et a vécu deux drames, engendrant de nombreuses pertes humaines, en 1936 et en 1940. Haut lieu d’une mémoire ouvrière, c’est aussi le territoire d’une histoire coloniale peu reconnue et rarement retranscrite dans les littératures officielles : en 1939, environ 20 000 Vietnamiens, Laotiens et Cambodgiens, soumis au statut d’« indigène » de l’Indochine française, ont été réquisitionnés de force pour participer à la Seconde Guerre Mondiale. Les familles devaient, chacune, « fournir » un fils sous peine d’emprisonnement du chef de famille en cas de refus. D’abord utilisés dans les usines d’armement, ils ont par la suite été parqués dans des camps, après la capitulation de 1940, pour travailler sans rémunération, dans tous les secteurs de l’économie. Mille d’entre eux ont travaillé à la poudrerie de Saint-Chamas. Le parc est ensuite fermé en 1974 et laissé en jachère jusqu’au début des années 2000, où il est racheté par le Conservatoire du littéral pour en faire un site protégé. La majorité des bâtiments, environ deux-cents édifices consacrés à la production et au stockage, est détruite et une grande campagne de dépollution est alors engagée. On peut désormais y découvrir les bribes d’un passé industriel, évoluant tout en tension au sein d’un écosystème luxuriant diversifié, d’une végétation régionale mêlée à un ancien jardin tropical hérité des plantations des directeurs successifs de la poudrerie.

(beton) – supports cuves, site de la poudreries de saint Chamas / projet MONDES NOUVEAUX © Wilfrid Almendra 

C’est dans le cadre de cette histoire sociale et économique, à l’écologie paradoxale, que Wilfrid Almendra développera un régime de production d’objets qu’il parsèmera sur ce site portant encore les traces du labeur, au sein d’un Étang de Berre ultra industrialisé et pollué. Inscrite dans une volonté d’économie alternative, de recyclage, de réemploi et de circulation des matériaux, la démarche de l’artiste implique le prélèvement et la transformation des matériaux et des symboles du lieu. Pour ses sculptures hyperréalistes, l’artiste collectera l’aluminium directement sur place, grâce à l’extraction de câbles et de tresses issus des bâtiments de la Poudrerie et, principalement, des lignes de communication. En cela, il préserve la charge historique d’un tel matériau, une mémoire ouvrière qui se prolonge dans une vision exploratoire, entre déambulation sensible et défrichage des traces d’un passé colonial et industriel. Les sculptures, des éléments en trompe-l’œil venant perturber les perceptions du public, sèmeront dès lors un trouble poétique aux potentiels narratifs multiples, déclenchant une attention autre au paysage : illusion, surprise et analyse seront les effets créés chez les personnes venues visiter le parc. Les objets laissent alors imaginer le passage de travailleurs via des gants, un blouson, une ceinture, des chaussettes, des marcels et, produisent une présence humaine désormais spectrale. C’est cependant in situ que l’installation prendra forme, au gré des rencontres et discussions réalisées par l’artiste avec les populations de la région, les descendant·es de celles et ceux qui ont été employé·es, les témoins et les usager·es du parc. Signature de l’artiste, un paon sera aussi visible pour symboliser le déplacement et l’introduction de nouvelles espèces, notamment au sein du jardin et sa riche réserve ornithologique : ornement classique et traditionnel, personnage à la force évocatoire récurrent des parcs, l’espèce a été plusieurs fois introduite à la poudrerie mais sans succès, les animaux préférant rejoindre le centre-ville de Saint-Chamas… 

______________________________________________________________________________
1 Cf. https://indomemoires.hypotheses.org/30792

Head Image : « Shoes », Fonte d’aluminium, peinture. © Marc Domage



articles liés

Lydie Jean-Dit-Pannel

par Pauline Lisowski

GESTE Paris

par Gabriela Anco