Mondes nouveaux : Fabien Giraud et Raphaël Siboni, The Feral
Avec la clôture cet automne du cycle The Unmanned, qui s’est déployé de 2012 à 2022, on s’attendait à l’annonce d’un nouveau projet porté par le duo d’artistes Fabien Giraud et Raphaël Siboni. C’est à l’occasion du programme « Mondes Nouveaux » qu’on a pu découvrir The Feral, projet d’ampleur conçu pour s’étendre sur mille ans et dans un contexte clos : une parcelle de terres de 20 hectares dans le Limousin, territoire de formation d’une AI, nommée le Feral, qui, en apprenant de ce même site, va progressivement le modeler.
Mille ans : c’est le temps considéré comme requis pour retrouver une forêt primaire. C’est d’ailleurs le sens de « Feral », l’ensauvagé, ou, plus précisément : ce qui se défait de ce qui l’a façonné – le terme référant ici à un mécanisme de désapprentissage. Le projet doit donc évoluer sur cette durée, et excéder ainsi toute possibilité de signature individuelle ou d’autorat unitaire. Le duo est augmenté de nombreux contributeur.ices et rejoint par la curatrice Anne Stenne qui assurera avec eux la direction artistique de ce nouveau cycle. Il entend se constituer au gré d’interventions successives, réalisées par les artistes, ingénieur·euses, philosophes, agriculteur·ices, musicien·nes, poètes, écrivain·es invité·es, d’époque en époque, de génération en génération, si les conditions – désirs et moyens – continuent de le permettre. The Feral sera donc une œuvre collective, qui se déploiera à l’échelle du site et tendra vers un terme si lointain qu’elle met déjà en crise la possibilité même d’envisager ces événements comme une « œuvre » dans l’acception classique du terme.
Composé d’un bâtiment de 700m2 ainsi que de 20 hectares de forêts et de champs, au sommet d’une colline du parc naturel du Plateau de Millevaches, le « Milieu » est le site d’entrainement de l’IA. Il constitue tout ce que le Feral connait. Au-delà des frontières du Milieu, toute chose lui reste absolument étrangère. À l’inverse, chaque intervention, chaque changement ou variation du Milieu se verra assimilé par l’IA, qui en sera transformée et transformera le site en retour.
Cet effet de feedback entre apprentissage de l’intelligence inhumaine et terraformation du Milieu n’est pas la finalité dernière du projet, qui vise prioritairement à examiner ce que ce protocole produit sur les intervenant·es, impliqué·es à la manière d’une sorte de télé-réalité d’un genre nouveau. Celle-ci est pensée comme une expérience anthropologique radicale, qui maintient l’humain – dans toute l’ouverture que suppose une définition non-naturalisante du terme – au cœur du problème posé par le dispositif. Si ses ingrédients les plus saillants nous semblent de prime abord référer aux projections futures ou passée d’un monde sans nous, ce sont plutôt les effets de cette mise en fiction sur l’espèce qui constituent la problématique centrale du projet.
En cela, on retrouve les enjeux qui sous-tendaient déjà les trois saisons du cycle The Unmanned. Si le titre nous parle de lieux physiques ou métaphoriques inhabités par nous, les artistes utilisent la notion comme ressort méthodologique pour mettre en jeu ce que l’émergence des techniques computationnelles, informatiques et de captures a intensivement fait à l’espèce qui les a développées. L’hypothèse est la suivante : chacune de ces ruptures techniques ne se mesure pas tant au moment de sa conception que lorsque se manifestent ses premiers effets sur les corps des individus exposés à cette technique naissante. Pour exemple, Fabien Giraud et Raphaël Siboni reviennent sur la bien connue première scène des frères Lumière : « Le premier plan du cinéma n’a pas eu lieu à la sortie d’une usine de Lyon le 28 mars 1895, mais six mois plus tard, quand, à la fin d’une même journée de travail, les ouvrières marchent à nouveau devant la caméra de leurs patrons, se serrant dans le cadre et accélérant leur marche pour s’adapter au temps du défilement de la bobine. C’est l’invention d’une physique nouvelle, fonctionnant par pression des durées sur le corps, de l’économie sur les matériaux, par la condensation des espaces dans les cadres. »
Cet effet corporel, qui s’exerce presque à notre insu, confère à nos outils techniques le pouvoir de remplir, aussi, une fonction somatique – prothèse symbolique qui vient se fondre dans la réalité organique des corps. La mise en scène de ces incidences s’est d’abord résolue de manière cinématographique, avec les huit épisodes de la première saison de The Unmanned. Elle s’est poursuivie sous la forme de productions sculpturales générées par une IA pour « La forme du Non », seconde Cet effet corporel, qui s’exerce presque à notre insu, confère à nos outils techniques le pouvoir de remplir également une fonction somatique, prothèse symbolique qui vient se fondre dans la réalité organique des corps. La mise en scène de ces incidences s’est d’abord résolue de manière cinématographique, avec les huit épisodes de la première saison de the Unmanned, puis sous la forme de productions sculpturales générées par une AI pour « la forme du Non », tandis que pour the Everted Capital il s’agit de performances filmées. Celles-ci inaugurent ce que les artistes nomment des « fictions concrètes », dispositifs mettant en jeu des formes narratives capables de transformer le milieu – espaces et espèces en présence –dans lequel elles se déploient. Ce dernier genre – des fictions concrètes – se trouve pour la première fois avec le cycle du Feral, arrimé à un site qui lui est pleinement dévolu sans limite de temps. La fiction devient ici l’outil partagé d’une terraformation collective et transgénérationnelle. Il s’agira alors d’examiner les conséquences que le dispositif va produire en retour sur les individus engagés dans cette vaste entreprise.
______________________________________________________________________________
Head Image : Esquisse préparatoire pour The Feral – Epoch 1
© Fabien Giraud & Raphaël Siboni, 2023
articles liés
9ᵉ Biennale d’Anglet
par Patrice Joly
Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier
par Vanessa Morisset
Secrétaire Générale chez Groupe SPVIE
par Suzanne Vallejo-Gomez