Naomi B Cook

Data Suite
Belle Beau Gallery, Arles
5 au 21 décembre 2024
Deux hommes et une femme sur un lit. Ils se rapprochent, se parlent, se caressent, s’éloignent se rapprochent à nouveau. Les hommes pleurent, à tour de rôle. C’est la femme qui mène la danse, allant de l’un à l’autre de ses compagnons qu’on devine partager son affection et alterner sa préférence. La scène est délibérément sensuelle, sans équivoque, les contacts sont appuyés, à la limite d’un embarras que les spectateurs qui ne s’attendent pas à une telle débauche de sensualité pourraient éprouver s’ils ne se savaient pas dans une situation jouée. Les gestes évoquent tour à tour le désir, le dégoût, l’impuissance, la frustration, l’exaltation, etc. Bref tout ce qu’un triangle érotique dans lequel les rôles ne sont pas figés est susceptible de provoquer. Pour ceux qui arrivent en plein milieu de la performance, et qui s’attendaient plus avoir affaire à une exposition dry, où toute érotisation du contexte semblaient hors de propos, le trouble est total, il agit comme un contrepoint aux œuvres disséminées dans la galerie qui recréent l’intimité d’une chambre d’hôtel. Est-ce à dire que l’artiste a voulu réincarner une pratique et des œuvres qui se caractérisent avant tout par leur virtualité, leur immatérialité ? On rappelle que le virtuel, dans sa définition première, est ce qui a la capacité à arriver, ce qui est possiblement matérialisable. Si l’époque en a foncièrement contredit la définition pour le rendre plus réel que le réel dans les machines qui l’actualisent, il n’en demeure pas moins une simple possibilité, une présence fantomatique qui s’épanouit dans les limbes de nos univers éthérés. Le travail de Naomi B Cook se déploie dans cette zone grise, insituable, qui a pris le meilleur sur nos vies désincarnées et qui lentement mais surement remplace notre univers matériel, celui dans lequel nous lisions des journaux imprimés sur du papier, faisions nos courses nous-mêmes et les ramenions dans un filet, répondions au téléphone, conduisions nos véhicules, écrivions avec un stylo des phrases que nous avions nous-mêmes imaginées, caressions de nos mains des partenaires de chair… Le travail de Naomi B Cook esquisse l’hypothèse d’un grand remplacement, bien réel, celui de nos gestes quotidiens par leur équivalent numérisés et codés. D’où sa propension, dans sa démarche, à redonner de la substance à ce qui semble vouloir échapper à la matérialité. Tel un saumon remontant le courant de nos pulsions technologiques, elle fait le chemin inverse d’une techné entendue comme le prolongement de nos organes ainsi que le prophétisait McLuhan.
L’exposition à la galerie Belle Beau, Data suite montre par exemple comment elle a matérialisé la déambulation d’une femme adultère allant rencontrer son mari avant de rejoindre son amant pour la dernière fois. L’itinéraire de cette danse à trois apparut au préalable sur l’écran du smartphone de la femme avant que l’artiste ne lui redonne de l’épaisseur et de la consistance sous la forme d’un drap matelassé figurant ce trajet amoureux. Cette Troïka adultérine n’aurait existé, sans cette transsubstantiation qui lui a redonné du corps, qu’à l’état d’une capture d’écran susceptible de se noyer dans le flot incessant des images, une transmission « numérique » de plus qui vient peu à peu remplacer des échanges épistolaires d’où pouvait encore se deviner il y a peu, le tremblement d’une écriture manuelle. Elle s’est ensuite réactivée dans cette performance que l’on décrivait plus haut (Night in Someone Else’s Affaire1), comme si la forme inscrite dans le drap ne suffisait pas à rendre compte de l’intensité qu’elle véhiculait et qu’il était nécessaire, vital, d’outrepasser cette numérisation des affects et des intensités qui nous enjoint de tout ramener à la forme écran.

L’artiste a également conçu de ses mains un paillasson dont le motif n’est autre que le dessin agrandi de l’empreinte authentique du doigt d’un utilisateur d’application de rencontres (Welcome Daddy, 2024). L’usage de cette empreinte n’est pas anodin, il symbolise une tactilité limitée à celle de nos terminaisons « digitales » qui lentement s’empare de l’intégralité de notre gestuelle, en remplaçant petit à petit toute activité manuelle par ce geste unique de la pression sur une « touche » de terminal. Une limitation que l’on pourrait considérer comme l’ultime réduction de notre corporéité et qui devrait bientôt se restreindre à la parole, puis à une simple pensée transmise via des puces greffées à même notre cerveau. Après le corps sans organes de Deleuze et Guattari, voici venue l’ère du « cerveau sans organe » – comme la décrit Warren Neidich2 – un cerveau libéré de ses contraintes biologiques mais formaté par les emprises neuronales d’un capitalisme cognitif s’immisçant peu à peu dans les recoins de notre imaginaire et les dédales processuels de notre volition. Les oreillers de Naomi B Cook sont également le fruit d’un travail de matelassage, toujours dans la même veine de vouloir réinscrire la matérialité des choses au-delà de leur surface d’inscription. Ici il est aussi question de faire apparaitre au grand jour ce qui est désormais enfoui dans le mécanisme secret de nos machines intelligentes qui accèdent sans encombre à nos informations les plus secrètes : certes le procédé sécurise ces dernières mais l’on sait désormais que ces data sont susceptibles d’être exploitées par les géants de la Tech à d’autres fins, purement mercantiles, qui échappent largement à notre consentement.
La lampe de chevet est un élément incontournable d’une chambre d’hôtel, liée intimement à l’ambiance de cette dernière et que l’on peut choisir de plus ou moins tamiser : au cinéma un simple plan sur une lampe qui s’éteint renvoie au hors champ des ébats amoureux qui se produisent à quelques centimètres, inutile de rajouter des images qui deviendraient redondantes. Chez Cook, la lampe se transforme en un émetteur de signaux syncopés qui décrivent la lente progression d’un orgasme féminin (Not Just Only Fans, 2024). Il est encore question d’un enregistrement numérique, celui d’un ébat amoureux, que l’artiste vient malicieusement transformer en son double lumineux, détournant le fonctionnement de la lampe pour en faire un prolongement de la voix humaine. Au passage, elle donne quasiment corps à un moment de sensualité qui de fait prend réellement vie : on se croirait dans les mille et une nuits où la symbolique de la magique lampe d’Aladin se voit ici convoquée dans sa version nettement plus littérale… Non loin de cette lampe sont disposées des mini bouteilles en résine dans lesquelles sont moulés des messages que lui a donné un homme qui utilise seeking arrangement, une application de rencontre qui fonctionne sous la forme de cadeaux ou de soutiens financiers faits à de jeunes femmes en échange de relations amoureuses ou sexuelles (Message in a Bottle, 2024). Le mini bar est lui aussi un objet emblématique de la rencontre, intimement lié à la fonction hôtelière. L’artiste réactive la poésie de la bouteille à la mer, s’originant sur des échanges immatériels qu’elle rend ainsi plus tangibles et plus sensibles. Dans la lampe comme dans ces mini bouteilles, Cook laisse libre cours à la formation d’images intérieures : des récits peuvent se déployer librement à partir de ces véritables embrayeurs littéraires que sont ces objets.

Pour autant, Naomi B Cook n’est ni une amish ni une nostalgique des temps anciens d’où la technologie serait réduite à son plus simple appareil et tout progrès tecnnologique proscrit comme dans le roman de Samuel Butler, Erewhon3. Naomi B Cook est à l’inverse plutôt à l’aise avec les nouvelles technologies numériques et les plateformes dans lesquelles elle navigue allègrement mais dont elle cherche plutôt à en identifier les dérives, les dysfonctionnements qu’elle observe au plus près, de même que les intentionnalités non dites qu’elle cherche à mettre en lumière incidemment. Pour l’artiste, le glitch représente la possibilité d’échapper à ce déterminisme computationnel qui imprègne nos sociétés technophiles. Le glitch peut être entendu comme le grain de sable qui fait dérailler la logique infernale d’un libéralisme débridé poussant toujours plus loin la recherche de profit, à force d’algorithmes incontrôlables et de falsifications du réel. Une espèce de Luddisme3 revisité qui s’attaque non plus physiquement aux machines mais à ce qui structure cette nouvelle économie, le code. Sur une série de panneaux en plexiglas sont gravés des textes que l’on a du mal à décrypter au premier abord ; Il s’agit pour le premier d’une suite de mots que l’on découvre être les plus utilisés dans une conversation entre deux personnes sur Tinder (Words Exchanged, 2020). L’artiste en a redessiné l’ordonnancement selon leur fréquence d’apparition : la redistribution des mots crée une espèce de poème automatique qui nous rappelle les expérimentations des surréalistes cherchant à défaire la rigidité du grammaticalement correct. C’est aussi une façon de déconstruire la logique de l’application pour aller au-delà de sa dimension consumériste. Deux autres œuvres sont nées à partir de la récupération de ces mêmes messages : dans la première, (Words Exchanged, 2021), une vidéo composée à partir de dessins met en lumière chaque mot échangé ; dans l’autre, un cœur et un poumon réagissent à l’envoi des like qu’a reçu l’intéressée, manière de visualiser la réaction physiologique mais aussi émotive que produit la réception des petits cœurs rouge au-delà de l’aspect comptable (Be Still My Heart, 2019).
Le travail de Naomi B Cook oscille entre la mise en lumière d’une béance créée par les plateformes numériques à l’instar de ces trois oreillers qui affichent les pourcentages des usagers de l’application Google en fonction de leur genre : 30% de femmes, 70% d’hommes, et 30% qui ne se prononcent pas… Laissant planer le doute sur l’existence d’une population spectrale (30%, 70%, Rather Not Say, 2024) et la mise en lumière du vertige qui affecte tout ce qui touche au numérique, surtout lorsqu’elle concerne le domaine des applications bancaires et leur impact dans le réel : à l’instar de ces trois horloges qu’elle a disposées dans la « réception de l’hôtel » et dont la fulgurance du mouvement des aiguilles trahit la fébrilité des marchés mais aussi renvoie aux battements frénétiques des Poltergeists de la fable (Markets Clocks, 2021).
De fantômes, il est bien entendu question dans le travail de l’artiste qui, en ravivant la figure de la poétesse Clotilde de Vaux par une animation dessinée à la main et par une projection de sa silhouette sur un rideau de la chambre (Ghost on Hinge, 2024) met en lumière une des préoccupations majeures à laquelle elle consacre un véritable travail d’investigation sous la formule générique de « Ghost Tracing ». Concernant ce dernier concept, il s’agit plus de s’intéresser aux accidents et aux aberrations que produisent les outils numériques en faisant du glitch le symbole poétique et ludique de la résistance de l’humaine condition aux technologies qui nous dépassent et parfois nous aliènent plutôt que de rejouer une vieille histoire de recherche de manifestations de revenants comme ont pu le générer nombre d’innovations techniques majeures du XIXe et du XXe siècle —de la radio à la télévision, en passant par le téléphone et autre télégraphe— propices à toutes les spéculations d’ordre surnaturel.

1 Night in Someone Else’s Affaire, performance réalisée le jour du vernissage par Marie Polo avec Benoît Maréchal et Romain Levi, suivi d’une adaptation musicale par Blake Hargreaves.
2 cf l’article sur l’ouvrage de Warren Neidich, Glossary on Cognitiv Capitalism, 4e édition, Eris publisher, par Emma Fitzgibbon et Charles Wolfe dans cette même newsletter.
3 Erewhon ou de l’autre côté des montagnes de Samuel Butler est une satire philosophique paru en 1872 dont l’action se déroule dans un pays imaginaire où toute recherche et utilisation d’un progrès technologique sont proscrites et sévèrement punies.
4 le Luddisme est un mouvement initié par Neil Ludd dans l’Angleterre du XIXe en réaction à l’implantation de machines (métier à tisser notamment) destinée à supplanter le travail des artisans, les luddites étaient considérés comme des « briseurs de machines. »
Head image : Night in Someone Else’s Affaire, performance réalisée le jour du vernissage de l’exposition Data Suite par Marie Polo avec Benoît Maréchal et Romain Levi, Belle Beau Gallery, Arles, 2024.
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- Du même auteur : Hilma af Klint, Playground, MAMC+, Saint-Étienne, Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica, 9ᵉ Biennale d'Anglet,
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